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 Pauline Fourès , Bellilote, reine d’Égypte

 

 

 

  De Carcassonne au Caire

 

            En 1796, Mme Elisabeth Fourès, modiste à Carcassonne, embauche une apprentie de 18 ans. Fille d’un horloger de Pamiers dans l’Ariège, elle se nomme Marguerite Pauline Bellisle, née le 15 mars 1778. Jolie, pleine d’entrain et de malice, elle ne laisse pas indifférents les jeunes gens de la ville, qui ont toujours quelque bouton à faire recoudre. Ils la surnomment Bellilote, nom qui va la faire entrer dans l’histoire. Mais elle est sérieuse et l’élu de son cœur est le frère de sa patronne, Jean Noêl Fourès, sous-lieutenant de cavalerie né en 1769,  blessé lors des combats dans les Pyrénées-Orientales et venu en convalescence chez sa sœur. Jean Noël rétabli, ils se marient le 27 janvier 1798. Quatre mois plus tard, le 22e régiment de chasseurs à cheval auquel le sous-lieutenant Fourès est affecté, est transféré à Toulon en vue de son embarquement pour une expédition dont on ignore la  destination, sous les ordres du général Bonaparte, le vainqueur d’Italie.

 

            La jeune mariée ne peut se résoudre à une si rapide séparation. Peut-être aussi n’envisage-t-elle pas de passer sa vie à coudre des robes ou fabriquer des chapeaux et a-t-elle un désir d’aventure ?  Elle se procure un uniforme de chasseur et, ainsi travestie, embarque à bord du transport de troupes La Lucette, avec la complicité de son mari et des camarades de celui-ci [note 1]. A bord, elle se montre fille sympa, pas pimbêche et acquiert une certaine popularité : on l’appelle maintenant La Bellilote. Une fois en mer, on apprend que la destination est Malte, puis l’Egypte. Allons pour l’Egypte !

 

           Le 19 mai, c’est le grand départ, la découverte de la mer. Le 11 juin, escale à Malte et le 2 juillet débarquement à Alexandrie.  Que de surprises, puis de difficultés pour la petite lingère de Carcassonne qui doit ensuite remonter la vallée du Nil à pied, puis en felouque, pour rejoindre Le Caire où, le 24 juillet, le commandant en chef Bonaparte s’est installé au palais d’Elfi-Bey. Fourès trouve une maison dans le quartier de Boulaq pour y installer son ménage et recevoir ses amis. Pauline subit les avances du général Lassale, brigadier du 22e Chasseurs, mais ne lui cède pas.

 

  Le coup de foudre

 

          Le général Bonaparte mène tambour battant l’organisation de l’Egypte et rêve de faire revivre son antique civilisation. Les soucis ne lui manquent pas, de la révolte de la population du Caire à l’absence de nouvelles de France depuis la destruction de la flotte française à Aboukir. Et, quand il en reçoit de ses frères Joseph et Lucien, c’est pour apprendre que son épouse Joséphine a repris sans aucune discrétion sa liaison avec ce dadais d’Hippolyte Charles.

 

        La vulgarité et l’obésité des hétaïres locales répugnent au sultan El Kebir [note 2]. Croyant bien faire, le cheik El Backri  met à la disposition de celui-ci sa fille Zenab, vierge âgée de 16 ans, pomponnée et parfumée comme une Parisienne par l’épouse du général Verdier, mais l’expérience se révèle décevante. Pour se changer les idées, Bonaparte décide de se rendre le 30 novembre à l’inauguration du parc d’attractions qu’un certain Dargeval, son condisciple à Brienne, a créé sur le modèle du Tivoli parisien.  Entouré de ses aides de camp, il n’est pas le dernier à remarquer une jeune femme vêtue d’une robe légère, de mode très Directoire. Ses cheveux blond cendré, ses formes appétissantes, son joli minois, son sourire mutin et pétillant attirent tous les regards dans ce milieu très masculin. C’est, lui dit-on, l’épouse, très sage, d’un sous-lieutenant du 22e chasseurs à cheval du nom de Fourès, embarquée clandestinement et surnommée Bellilote. C’est le coup de foudre.

 

       Les jours suivants, Junot, vite éconduit en raison de sa grossièreté, puis Duroc, beaucoup plus fin et subtil, portent à la jeune femme des messages enflammés du général chef, lui remettent des bijoux de sa part, des invitations. Mais Pauline, consciente du danger et amoureuse de son mari, n’accepte de se rendre au palais qu’accompagnée de ce dernier. Il faut en finir.

 

         Le 17 décembre, Fourès est convoqué par Berthier qui lui annonce sa nomination au grade de lieutenant et lui remet l’ordre de se rendre sans délai à Alexandrie, de s’embarquer pour Malte et l’Italie, afin de porter à Paris des messages adressés au Directoire et à Lucien Bonaparte, puis de rapporter bien vite les réponses. Bien vite signifiant au moins six mois. Il n’est pas question d’emmener son épouse mais le chef d’état-major lui promet que l’armée veillera soigneusement sur elle jusqu’à son retour.

 

  Conquise à la hussarde

 

        Dès le lendemain, Pauline reçoit une invitation à dîner au palais et se retrouve placée à la droite du général en chef. Celui-ci, très maladroit, renverse au dessert une carafe d’eau sur la robe de sa voisine et l’entraîne dans son appartement pour remettre de l’ordre dans sa toilette. Les convives, l’œil égrillard, attendent trois quarts d’heure le retour du couple, lui le regard triomphant, elle l’air à peine gêné.

 

       Les jours suivants, Madame Fourès est installée dans une maison contiguë au palais, somptueusement meublée. Toute l’armée ne parle que de la nouvelle conquête de Bonaparte lequel, dès le 24 décembre, quitte Bellilote pour une expédition dans le Sinaï jusqu’à Suez. A son retour le 6 janvier, débute le règne de celle que l’on s’ingénie bientôt à appeler Clioupatre, nouvelle reine d’Egypte ou Notre-Dame de l’Orient. L’aide de camp Eugène de Beauharnais, chevauchant au côté de la calèche découverte du général, assiste aux mamours de l’époux de sa mère avec sa maîtresse. Il manifeste sa désapprobation mais se fait réprimander par son beau-père qui toutefois se montrera à l’avenir un peu plus discret. Selon Bourrienne, secrétaire de Bonaparte, celui-ci aurait manifesté l’intention de divorcer de Joséphine si Pauline lui donnait un enfant, car il est irrité par les échos dans les gazettes anglaises sur le comportement de Joséphine à Paris. Mais Bellilote ne tombe pas enceinte et « pourtant, ce n’est pas ma faute », dira-t-elle.

 

   Le vaudeville

 

        L’affaire tourne bientôt au vaudeville car Jean-Noêl Fourès a embarqué le 28 décembre sur le chebek Le Chasseur qui est arraisonné le lendemain par un navire anglais. Par leurs espions, les Anglais sont informés de ce qui se passe au Caire et découvrent avec surprise le nom de ce passager. Au lieu de le transférer à Naples, ils s’empressent de le libérer sur parole et de le déposer sur la côte égyptienne. Le voici de retour à Alexandrie où Marmont, conscient de la situation, le retient en quarantaine prolongée mais il ne tarde pas néanmoins à apprendre son infortune. Au mois d’avril, il parvient à revenir au Caire et tente de renouer avec son épouse, sans succès car celle-ci tant par passion que par intérêt entend désormais tirer un trait sur son passé. Leur entrevue est orageuse et Jean-Noël, furieux, la frappe au visage de sa cravache. Conseillée par son amant, elle demande le divorce qui est prononcé illico par le commissaire-ordonnateur Sartelon.

 

   Partant pour la Syrie

 

        La première partie du règne de Bellilote ne dure que trente-cinq jours car, dès le 10 février 1799, Bonaparte prend la route de Syrie pour une campagne qui ne le ramènera au Caire que le 14 juin. Comme il le faisait à destination de Joséphine pendant la campagne d’Italie, il envoie presque chaque jour à son amante un billet où il raconte ses mésaventures et s’épanche sur ses sentiments. Mais, à l’inverse d’une Joséphine qui a laissé son courrier traîner dans les tiroirs de Malmaison, notre Bellilote rangea soigneusement les lettres reçues, ne les cita publiquement qu’avec parcimonie et, plus tard, en fit un autodafé. Hélas, aucune ne nous est parvenue.

 

        Pauline va profiter de l’absence de son amant pour montrer qu’elle n’est pas une ravissante idiote et fait preuve d’une rare intelligence. Elle est bien consciente des lacunes de son éducation, de son manque de culture qui constituent autant d’obstacles à la destinée qui pourrait être la sienne. Mais elle a à sa disposition un corps professoral dont personne ne peut rêver mieux : les savants de l’Institut d’Egypte ! Elle les invite chez elle, s’imprègne de leurs discours et devient très amie avec le mathématicien Fourier qui lui ouvre l’esprit dans bien des domaines [note 3].

 

       A la mi-juin, la vie du couple régnant reprend mais Bonaparte n’a plus l’enthousiasme du mois de janvier, semble préoccupé et cache ses pensées profondes, même à son amie. Le bruit court qu’il songe à rentrer en France, mais avec qui ? Dès le 15 juillet, il repart, cette fois pour le delta du Nil : c’est la victoire terrestre d’Aboukir, son passage à Alexandrie et le voilà de retour au Caire le 11 août. Manifestement il prépare un coup mais Bellilote n’est pas dans la confidence. Il la surprend cherchant à écouter ses conversations avec ses aides de camp. Jusqu’au dernier moment, elle espère être du prochain voyage mais, le 18 août, son amant lui annonce qu’il ne peut pas l’emmener et qu’il laisse des instructions pour qu’elle puisse le rejoindre un peu plus tard [note 4].  Le séjour de Bonaparte en Égypte n’aura duré que 242 jours, dont il aura passé seulement 77 près de Pauline Fourès :

. du 19 au 24 décembre 1798

. du 6 janvier au 10 février 1799

. du 14 juin au 15 juillet 1799

. du 11 au 18 août 1799

Mais cela aura suffi pour marquer durablement l’histoire de l’Egypte et pour que notre Bellilote y gagne le surnom de reine d’Égypte.

 

       Le 24 août au matin, une légère brise permet à la Muiron et la Carrère de hisser les voiles et d’emporter Bonaparte, Berthier, Andréossy, Monge, Berthollet, Eugène de Beauharnais, Duroc, Lavalette, Bourrienne, Murat, Marmont, Denon, . . . vers la Corse, la France et un nouveau destin.

 

  Les difficultés du retour

 

      Au Caire, Bellilote harcèle Kléber, le nouveau général en chef, pour obtenir un embarquement au plus tôt, ne pouvant imaginer que son Napoléon aurait le culot ou la faiblesse de renouer avec sa vieille épouse après l’aventure passionnée qu’ils venaient de vivre. De mauvaises langues ont prétendu qu’elle aurait même couché avec Kléber pour parvenir à ses fins, mais aucun élément sérieux ne permet de le confirmer [note 5]. Le 1er octobre Kléber l’envoie à Rosette et la recommande à Menou pour qu’il l’embarque afin de « rejoindre le héros, l’amant qu’elle a perdu ». Menou, très prudent, lui répond : « Je sais  depuis longtemps qu’il n’y a rien de bon à se mêler d’affaires semblables. Soyez assuré qu’en France il sera parlé de celle-ci. L’homme en question a beaucoup d’ennemis, et il se trouvera au Corps législatif quelqu’un qui fera sur la galante aventure un discours de deux heures au moins ». Il ne croyait pas si bien dire !

 

        Finalement, début janvier, Menou embarque Bellilote avec Junot, lequel n’avait pu partir avec son chef car blessé lors d’un duel, et quelques savants sur un bateau neutre, l’America, qui est néanmoins contrôlé par les Anglais et retenu à Naples. Ils n’arrivent à Marseille que le 14 juin. Bellilote apprend que son amant, s’est réconcilié avec son épouse, est devenu Premier Consul, dirige la France et est reparti en campagne en Italie.  A son retour à Paris le 2 juillet, il refuse de la revoir mais lui fait remettre d’importants subsides qui lui permettent d’acheter une maison de campagne à Belleville. L’aventure de Bellilote fait beaucoup jaser, avec un parfum de scandale, dans la bonne société parisienne où elle se montre beaucoup. Le Premier Consul s’en irrite et lui fait savoir qu’elle doit se remarier afin de changer de nom et que l’on oublie Bellilote [note 6]. Elle se décide à épouser un certain Pierre-Henri de Ranchoup à l’existence mouvementée [note 7]. qui se retrouve nommé vice-consul à Santander en Espagne, où il entraîne sa femme.

 

  Madame de Ranchoup

 

        L’Empire est proclamé et Joséphine est sacrée impératrice. Pour Bellilote, le regret est immense. En 1807, elle en a assez de l’Espagne et réapparaît à Paris pour demander que son mari soit muté à un poste plus important, à Dantzig ou Hambourg. Il obtiendra seulement le consulat de Göteborg en 1810. Pas plus que Madame Bernadotte [note 8] - une autre ex de Bonaparte elle aussi plaquée - Madame de Ranchoup n’a le désir d’aller se perdre en Suède et elle décide de rester à Paris. Elle y mène une vie fort mondaine, dépense sans compter, devient une reine des bals et spectacles. Jusqu’en 1812, elle multiplie les liaisons dans le milieu des officiers russes venus à Paris après Tilsit, puis jette son dévolu sur le commandant Paulin, l’aide de camp du général Bertrand, qui écrit dans ses mémoires : « Jeune, jolie, spirituelle, aimant les arts, s’occupant avec quelque succès de peinture, elle était folle au dernier degré des plaisirs du monde, dépensière et ne connaissait pas la valeur de l’argent. Aussi les bals, les loges aux spectacles, les promenades à cheval et en voiture l’occupaient tout au long du jour » et qui est extrêmement peiné de devoir la quitter quand Bertrand est nommé gouverneur des Provinces illyriennes.

 

     Est-ce à cause de ses relations russes ou parce que Ranchoup était exaspéré par les infidélités de sa femme qu’elle sera en 1812 assignée à résidence pendant quelques mois à Craponne en Haute-Loire, dans la famille de son mari [note 9] ? De retour à Paris, elle profitera d’un bal masqué aux Tuileries pour approcher l’Empereur et échanger quelques mots avec lui. Celui-ci est toujours généreux (financièrement) mais, pour lui, le passé est le passé. Elle publie un roman et peint agréablement des bouquets de fleurs.

 

       Sans ressources après la chute de l’Empire, elle se sépare de Ranchoup en 1816, se lie et s’associe avec un nommé Jean-Auguste Bellard, ancien capitaine de la Garde, pour se rendre au Brésil où ils achètent et exportent des bois précieux qu’ils vendent aux ébénistes parisiens. La duchesse d’Abrantès raconte que Mme de Ranchoup rencontra et finança à Rio les généraux Brayer et Hogendorp qui projetaient de monter depuis Pernambouc une expédition pour délivrer le captif de Sainte-Hélène, opération qui ne dépassa pas le stade du projet. Fortune faite, ‘‘la comtesse’’ de Ranchoup revient en 1837 à Paris, où elle achète un appartement, rue de la Ville-l’Évêque, et s’y installe avec ses perroquets, dans un décor d’objets exotiques. Elle va y vivre plus de trente ans. Elle est donc présente à Paris le 15 décembre 1840 pour le Retour des cendres de son premier amant, ce qui ne manque pas de réveiller ses souvenirs du Caire. Une autre personne est à Paris ce jour-là : son premier mari Jean Noël Fourès que nous avons laissé en Égypte. Qu’est-il devenu ensuite ?

Suite sur onglet ''Fourès. Fin de l'histoire''.

 

Notes

  1 - En général , les chefs de corps se montraient indulgents et compréhensifs sur ces embarquements proscrits par les règlements militaires.

  2 - Surnom donné par les cheiks du Caire au général en chef des Français.

  3 - Nous n’irons pas jusqu’à prétendre qu’elle devint une experte de la résolution des équations différentielles, dites de Fourier. Mais quand même . . .

  4 -Le prétexte avancé est qu’il ne veut pas prendre le risque de tomber aux mains des Anglais en sa compagnie.

  5- La manœuvre aurait même pu être contre-productive puisqu’il y aurait eu un risque que Kléber  s’attache à elle et la retienne.

  6 - Le seul fait d’écrire cet article montre que l’effet  a raté !

  7 - Né à Saint-Domingue en 1753, il sert aux Indes, puis comme conseiller dans l’armée turque. En 1800, il revient d’une mission diplomatique en Hongrie où il a été envoyé par le Directoire.

  8 -  Désirée Clary.

  9 - Ses excentricités y ont laissé un vif souvenir.

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