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   Les déboires du lieutenant Fourès

 

        En non-activité au Caire car libéré sur parole, ce pauvre Jean Noël Fourès est la risée de la garnison. Il se bat en duel avec un officier qui s’est moqué du cocu et se retrouve estropié. En novembre 1800, Menou décide de le renvoyer en France. Mais son bateau est arraisonné par les Anglais ! Finalement, il débarque à Marseille le 21 avril 1801 sur un navire parlementaire. Réformé avec traitement, il se retire dans sa ville natale de Carcassonne où il s’ennuie et demande sans succès une nouvelle affectation. Apprenant le retour de Pauline à Paris en 1807, il s’y rend et cherche à la rencontrer pour qu’elle intervienne en sa faveur. L’information arrive aux oreilles de l’Empereur qui, irrité, charge Junot, gouverneur de Paris, de lui faire comprendre qu’il doit laisser Pauline de Ranchoup tranquille et de le renvoyer dans l’Aude [note 1]. Le 2 août 1808 enfin, Napoléon accepte que Fourès soit nommé commissaire des guerres. Il est affecté en Espagne où il est fait prisonnier par les Anglais à Santander dès le 10 juin 1809 (une troisième fois !). Cette fois-ci, il ne sera libéré sur parole qu’en janvier 1813. Nommé commissaire des guerres à Perpignan, puis à Arras en 1814, il est affecté pendant les Cent Jours au 2e corps d’armée du général Reille et mis en demi-solde en juillet 1815.

 

         Il multiplie alors les requêtes pour reprendre du service, écrivant le 25 décembre 1815 au ministre de la Guerre une pathétique lettre dans laquelle il explique les avanies et manœuvres dont il a été la malheureuse victime [note 2] :

 

  A Son Excellence le ministre de la Guerre,

    Monseigneur,

 J’ai l’honneur de vous adresser un rapport pour la commission d’examen. Si vous consentez à y jeter un coup d’œil vous verrez quels sont mes droits à la bienveillance du gouvernement actuel pour ma remise en activité que je sollicite.

 Afin que Votre Excellence n’ignore pas quels sont mes principes, j’aurai l’honneur de lui observer qu’il  y a peu de militaires qui aient éprouvé du gouvernement de Bonaparte autant de vexations que moi. Cette conduite de sa part aussi perfide qu’extraordinaire fixera sans doute toute votre attention.

 Il s’agit en ce moment d’un acte des plus arbitraires commis à mon égard par Bonaparte, ainsi que des titres que j’ai pour obtenir mon replacement. Parmi les traits infâmes de l’usurpateur, aucun ne pourra être inséré dans son histoire aussi fort que celui que je viens signaler à Votre Excellence. C’est un ancien militaire de plus de 25 ans de service et entièrement dévoué au Roi qui vient réclamer la justice qui lui est due.

   Dans l’an 7, je faisais partie de l’armée d’Egypte comme officier de cavalerie. C’est à cette époque que Bonaparte tint à mon égard la conduite la plus révoltante ; cet usurpateur parvint par des moyens aussi astuces que perfides à suborner mon épouse, la déshonora et força de m’en séparer ; il a troublé les jours de ma vie ; toute l’armée d’Egypte sait que je suis une de ses plus malheureuses victimes.

Ne pouvant guère servir sous un pareil chef à mon retour d’Egypte (dans l’an 9), je demandai à me retirer dans mes foyers à Carcassonne (Aude). Plusieurs propositions me furent faites par Bonaparte que je ne voulus point accepter [faux]. J’ai persisté pendant 7 ans à rester chez moi avec un simple traitement de réforme, en étouffant toute mon indignation contre ce général. Cette interruption de service a nui beaucoup à mon avancement.

   D’après ce trait et une position aussi pénible, je ne pouvais sans doute que faire des vœux pour le retour de la famille des Bourbons, et sous ce seul rapport je crois mériter la bienveillance de cette respectable famille.

  Mon traitement de réforme dont j’ai joui pendant 7 ans étant insuffisant pour me faire subsister, je fus forcé en 1808 de solliciter la place de commissaire des guerres, ne pouvant point servir activement pour cause de blessures.

 Pendant ma carrière militaire, j’ai été fait prisonnier de guerre trois fois et pillé complètement, ce qui a épuisé mes moyens d’existence.

  D’après les états de service déposés au Bureaux de la guerre, je n’ai ni l’âge ni le service requis pour avoir ma retraite. Dans les mêmes Bureaux il existe des lettres de félicitations sur ma manière de servir, délivrées par mes ordonnateur et généraux avec lesquels j’étais en relation.

  Monsieur le lieutenant général de Bourmont a écrit le 14 juillet dernier à Votre Excellence en ma faveur en la suppliant de me donner une destination. Je ne sais pourquoi je n’ai reçu aucune réponse favorable lorsque d’autres commissaires de guerre dans le même cas que moi ont reçu des ordres de service. Peut-être est-ce un oubli dans les bureaux ?

     Voilà Monseigneur les titres que j’ai l’honneur de vous soumettre ainsi qu’à la commission d’examen, j’ose espérer qu’ils seront suffisants pour obtenir une nouvelle résidence.

     Je joins à ces titres mon entier dévouement à Sa Majesté Louis XVIII et son auguste famille.

      J’ai l’honneur d’être, Monseigneur, avec le plus grand respect, votre très humble et obéissant serviteur.

Fourès         

 

       Le ministre souligna les passages les plus émouvants de cette lettre, telle qu’elle figure aujourd’hui dans les archives de la Défense, mais ne se laissa pas convaincre par les arguments avancés. Jean Noël Fourès ne reçut pas de nouvelle affectation et il est décédé à Paris le 29 octobre 1843, vingt-deux ans après celui qui avait causé ses malheurs.

 

  La fin de l'histoire

 

      Peintre et musicienne, Madame de Ranchoup assiste de son domicile proche de La Madeleine à la Révolution de 1848, au retour de la République, puis de l’Empire. Elle  tient salon, publie des nouvelles, fréquente les artistes du temps, dont notamment la peintre Rosa Bonheur. Elle n’est pas néanmoins invitée aux séries de Compiègne ! Elle décède le 18 mars 1869, à l’âge de 91 ans [note 3].

 

     A Sainte-Hélène, Napoléon déclara au général Gourgaud le 11 décembre 1816 qu’il n’avait pas eu de maîtresse durant la Première Campagne d’Italie – il était trop occupé – et qu’il ne trompa pour la première fois Joséphine qu’en 1800 avec la chanteuse Giuseppina Grassini, oubliant Pauline Fourès. Il s’en souvint cependant le 24 mai 1817 : « Junot me fit faire connaissance de la femme d’un officier de chasseurs. Elle était de Nîmes, avait 17 ans et j’étais général en chef. Elle fit quelques difficultés, puis . . . En partant, je lui donnais 1 000 louis. Depuis, lorsque j’étais empereur, je la démasquai dans un bal masqué. Je lui rappelai qu’on l’appelait Cléopâtre. Elle me parla en bien de César mais ne me reconnut pas [note 4] . Le lendemain, Berthier la fit venir et lui remit 100 000 francs de ma part ». Vingt ans après, il ne l’avait pas plus oubliée que Désirée Clary.

 

     Qui savait encore sous le Second Empire que la comtesse de Ranchoup et la Bellilote du Caire étaient la même personne ? Qui songeait que si elle avait eu un fils en 1799, cet enfant de l’amour serait peut-être sur le trône, au lieu de . . . ? L’histoire tient parfois à un fil. Est-ce par volonté de tracer un trait sur cette période de sa vie – qui l’avait tant exaltée et tant déçue – et parce qu’elle souhaitait être oubliée qu’elle avait détruit les dizaines de lettres passionnées reçues durant les quatre mois de la campagne de Syrie ?

 

      La postérité n'a pas oublié Bellilote. Vingt-cinq ans après sa mort, l’historien Frédéric Masson a fait revivre  ‘‘Madame Fourès’’ dans son Napoléon et les femmes. Il a été suivi de nombreux écrivains qui se sont livrés à des récits, plus ou moins romancés, relatant l’aventure de Pauline Fourès avec le général Bonaparte, faisant entrer Bellilote dans la petite histoire sur le ton de la passion ou celui de la plaisanterie.  Le meilleur de ces ouvrages est certainement le Pauline Fourès, une maîtresse de Napoléon, de Marcel Dupont en 1942. Néanmoins, en 1930, l’écrivain autrichien et humaniste Stefan Zweig a écrit une pièce de théâtre intitulée Un caprice de Bonaparte qui donne une tout autre image de cet épisode de l’histoire napoléonienne. Elle a été jouée en Autriche, en Allemagne, en Hongrie et traduite en français seulement en 1954. Le personnage central de la pièce est Jean Noël Fourès, qui tente de faire annuler son divorce et de faire condamner le suborneur de son épouse, le briseur de son bonheur conjugal. Stefan Zweig dresse un violent réquisitoire contre les puissants qui écrasent les faibles, dénonce les abus du pouvoir personnel et le culte de la personnalité. Ainsi l’histoire de Bellilote passe du registre du vaudeville à celui de la comédie dramatique à connotation politique.

 

 

Notes

  1 - Lettre de Napoléon à Junot, Saint-Cloud, 2 août 1807. Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Fayard/Fondation Napoléon, tome 7, lettre 16 091.

. 2 - Sortir sa lettre de l’ombre constitue en quelque sorte une manière de lui témoigner notre compassion.

  3 - Elle est inhumée au cimetière du Père-Lachaise ( 26e division ) où sa tombe a été restaurée par l’Association pour la Conservation des Monuments Napoléoniens  (ACMN).

  4 - Comprendre que Pauline fit semblant de ne pas identifier son interlocuteur masqué .

Suite

Le lieutenant Fourès. Fin de l'histoire

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