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Un caprice de Bonaparte

 

Pièce de théâtre en trois actes de Stefan Zweig, jouée en janvier et février 1967

dans une vingtaine de villes du Nord de la France et de Normandie,

par le Centre Dramatique du Nord,

et en 2003 à Paris par la troupe du ‘‘Vingtième Théâtre’’ 

 

               Les deux premiers actes se déroulent en Egypte et racontent la liaison de Bellilote et de Bonaparte. Le troisième acte se situe en 1800 à Paris où le lieutenant Fourès, revenu furieux d’Egypte, entend bien faire annuler son divorce prononcé au Caire de manière illégale, regagner son épouse et se venger du suborneur qui a ruiné sa vie. Nous sommes sous le Consulat et il ne trouve aucun appui du côté de la justice. Il fait du scandale devant l‘hôtel particulier où réside Bellilote, si bien que Bonaparte demande à son ministre Fouché de l’interpeler et de régler le problème, soit en faisant enfermer Fourès à Bicêtre, soit en l’expédiant au diable. Fouché, à son habitude, manie habilement la technique de la carotte et du bâton. Extraits :

 

 Fouché fait comparaitre Fourès : Je vous ai fait appeler, citoyen lieutenant, parce que vous faites des bêtises. Oui, je dis bien, des bêtises. Je ne trouve pas de terme plus poli. Ou bien préférez-vous que je qualifie de haute trahison le fait d’un homme qui, seul sur vingt-quatre millions de Français, se met à crier dans la rue : « A bas Bonaparte ! » ; Non, citoyen Fourès, on ne tue pas le réorganisateur de la France avec des piqures de moustique.

 

 Fourès : Je veux que vous engagiez des poursuites contre moi parce que mon inculpation implique celle de Bonaparte. Je vous y contraindrai.

 

 Fouché : Une grande campagne, une campagne décisive est en cours en Italie. Le sort de la République en dépend. Vous êtes officier. Est-ce le moment d’accuser le chef de notre merveilleuse armée ?  Que votre cause soit juste ou injuste, vous avez en ce moment contre vous la cause supérieure de la patrie.

 

 Fourès : La patrie, ha, ha, parlons-en ! J’attendais que vous me sortiez ce drapeau-là qui sert à couvrir toutes vos sales combines ! Moi, citoyen ministre, j’ai servi la République avec ma peau, loyalement, courageusement, aveuglément pendant sept ans. Seulement en Egypte toutes sortes de faits m’ont éclairé et j’ai l’honneur de vous dire que je m’en fous d’une patrie qui met un flibustier plus haut que la liberté ! Pourquoi faut-il que ce soit toujours moi, nous, le peuple, les imbéciles qui trimions et nous sacrifions pour la patrie ?  Quand il s’agit de profit et de gloire, les maîtres sont au premier rang. Quand il est question de sacrifice, c’est nous qu’on pousse en avant. ! Bonaparte a-t-il pensé à la patrie quand il a emmené ma femme ? Non, citoyen ministre, on ne m’aura plus avec ces grands mots !

 

            Fouché convoque Bellilotte, qui se sent responsable des ennuis de son ex-mari, et il  lui rappelle les avantages matériels dont elle bénéficie, même si elle n’est plus en relation avec le  Premier Consul. Le ministre organise alors une rencontre entre elle et Fourès.

 

 Bellilote : Ce qu’ils ont dû te faire . . . et tout cela à cause de moi !  Tout cela parce que j’ai été faible et lâche. Ah, Jean Noël, qu’ont-ils fait de nous ?

 

 Fourès : De toi, une grande dame, une nouvelle Cléopâtre ! A moins qu’il ne t’ait déjà signifié ton congé, ton seigneur et maître ? Elle se tait. C’est bien ce que je pensais : tu étais assez bonne pour l’Egypte, mais encombrante aux Tuileries. Juste pour s’amuser, quoi, dût cet amusement causer le malheur d’un autre ! Qu’est-ce que cela peut bien lui faire la souffrance des autres pourvu qu’il se gorge de puissance ?  Ah ! Il sauverait cent mille vies humaines celui qui délivrerait le monde de ce criminel !

 

 Bellilote : Non, Jean Noël, ne dis pas de pareilles choses.

 

 Fourès : Faudrait peut-être lui lécher les bottes sous lesquelles il nous écrase ! Car plus on rosse les gens, plus ils vous respectent. Quant à moi, je préfère crever que de m’incliner devant lui. Long silence. Et maintenant . . . que vas-tu devenir maintenant ?

 

 Bellilote, résignée : Qu’est-ce que je peux devenir maintenant ? Je ne veux plus rien. Ils veulent m’expédier au loin, quelque part . . . et je ne demande pas mieux. Nous autres, on ne peut rien contre eux. Notre bateau a fait naufrage, Jean Noël.

 

 Fourès : Bêtises. Notre cause est bonne, je m’en rends compte à leur peur. Le divorce qu’on nous a fait signer là-bas est une coquinerie, une honteuse tromperie. Il n’est pas valable devant la loi. Nous sommes toujours mariés.

 

 Bellilote, surprise : Non,  Jean Noël, Jamais plus. Ou avec n’importe qui, mais pas avec toi.

 

 Fourès, amer : N’importe qui, mais pas avec moi ?

 

 Bellilote : Comment pourrais-je vivre auprès de toi après toutes ces choses ? T’appartenir encore après avoir été à un autre ! Tu ne pourrais pas l’oublier . .  et moi non plus. Nous ne ferions que nous meurtrir l’un et l’autre et avoir honte, l’un devant l’autre. Non, Jean Noël, ce qui est cassé est bien cassé. On ne peut pas oublier si vite.

 

 Fourès, se mordant les lèvres : Tu veux dire que tu ne peux pas l’oublier, lui ?

 

 Bellilote : Ah ! Laissons cela. C’est tout autre que ce qu’on peut dire. Tu es meilleur qu’eux tous. Mais ils sont plus forts et dans ce monde c’est toujours le plus fort qui a raison. Tu n’y peux rien changer. C’est pourquoi je viens te demander de céder. Laisse-leur la victoire, ils n’ont rien que leurs victoires, rien que leur misérable pouvoir. Je sais que tu es dans ton droit et Dieu, s’il existe, le sait aussi. Alors, pourquoi aller mendier devant leurs juges pourris un oui ou un non ? Ce qu’ils nous ont pris, personne ne nous le rendra. Que veux-tu donc attendre d’eux ?

 

 Fourès, d’une voix sourde : Maintenant . . . plus rien !

 

 Bellilote : Alors cède, je t’en supplie, cède ! Jamais je ne pourrais t’estimer davantage, je te le jure, que si tu as la force de cracher sur leurs juges et leurs discours et d’aller ton chemin. Il n’y a qu’une chose que je ne pourrais pas supporter, c’est que tu sois une fois encore humilié par eux . . . ridicule à leurs yeux. Tu sais bien, Jean Noël, qu’ils sont les plus forts et que seul on ne peut rien contre tous. On ne peut rien . . .

 

 Fourès, serrant les mâchoires : Si, on peut . . . même si on doit y laisser sa peau.

 

 Bellilote, avec passion : Mais tout cela n’a pas de sens, Jean Noël, c’est de la folie. Pour cet homme meurent tous les jours des milliers d’êtres humains et personne ne s’en soucie. N’essaie pas de changer ce monde où seuls les puissants auront toujours raison. Et puis, pense aussi à moi, car il ne s’agit pas que de ta vie à toi. Crois-tu que je pourrais supporter qu’ils te fassent disparaitre en sachant que c’est à cause de moi que cela est arrivé, parce que j’ai été faible et lâche ? Non, Jean Noël, je ne le pourrais pas. Fais-le pour moi, pour que je puisse vivre ! C’est la dernière chose que je te demande, pour moi cède . . .

     Fourès la regarde et lui tend silencieusement la main

 Que tu es bien pour moi, Jean Noël. Tu l’as toujours été . . .  alors que moi . . . (Elle hésite un instant) Maintenant, je te demande de ne pas m’en vouloir autant que je le mériterais. Oublie-moi . . . je n’ai pas droit à autre chose.

 

 Elle sort précipitamment. Fourès reste immobile, se mordant les lèvres. Fouché entre.

 

 Fouché : Vous êtes seul ?

 

 Fourès, amer et caustique : Oui, citoyen ministre, tout à fait seul ! Mes compliments, citoyen ministre, vous avez admirablement manœuvré. Un fromage dans le piège et le rat est pris. Fameuse votre manière de faire entendre raison à ce gêneur de Fourès ! Un chien fouetté n’a qu’à se tenir tranquille s’il ne peut pas mordre. J’ai donc l’honneur, citoyen ministre, de vous informer que je m’incline docilement.

 

 Fouché : Mais Fourès, je vous en prie . .  .

 

 Fourès, cinglant : Vous n’avez rien à me prier : on ne prie pas un pouilleux de lieutenant, on lui dit : tais-toi, il se tait.  Tenez . . .

  Il sort de sa poche une liasse de documents, les déchire et jette les morceaux aux pieds du ministre.

 Voilà ce que je fais de mon dossier rédigé alors que je croyais encore qu’il existait quelque chose comme des lois en France ! Vous pouvez vous en servir pour essuyer ce que vous voudrez. Et aussi mon brevet d’officier car plutôt  crever que continuer à vous servir ! Fini. Je m’incline. Le maître du monde peut dormir tranquille, le chien n’aboiera plus.

 

 Fouché : Mon cher Fourès, dans votre énervement, vous voyez tout de travers. Justement, je voulais vous faire une proposition.

 

 Fourès : Permettez que je crache sur vos propositions. Je ne désire qu’une chose . .  qu’on me laisse en paix. Puis-je m’en aller à présent ?

 

 Fouché, glacial : Faites donc !

 

 Fourès, se dirigeant vers la porte, passe devant un portrait du Premier Consul, accroché au mur : Ah ! Le voilà le vainqueur, le grand Bonaparte, pareil à César, le front ceint de lauriers, chaque feuille arrosée du sang des autres. Salam, Pacha des français, Salam, sage seigneur de l’univers ! Ce n’est qu’en marchant sur des cadavres que l’on entre dans l’immortalité !

   Il arrache le tableau du mur et le jette à terre.

 

 Fouché, menaçant : Fourès !

 

 Fourès, se retourne en ricanant : Grotesque, n’est-ce pas ? Vraiment grotesque de s’attaquer à une image, faute de pouvoir sauter à la gorge de l’original. N’ayez crainte, je redeviens raisonnable. Je sais que Bonaparte est grand et que moi je ne suis rien. Vous n’entendrez plus parler de moi.

   Il sort lentement en serrant les poings.

 

 Fouché attend un instant, puis sonne. Un huissier entre : Raccrochez ce tableau. Puis faites envoyer au Premier Consul le message suivant : « Affaire Fourès finie selon votre volonté ».

 

RIDEAU

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