Jacques Macé
Mes histoires, napoléoniennes et autres
Ney face à Napoléon, la rencontre d'Auxerre, 18 mars 1815
Le 26 février 1815, Napoléon 1er quitte l’île d’Elbe. Le 1er mars, il débarque à Golfe-Juan. Le 7, il est à Grenoble et le 10 à Lyon. Le 17 mars, il est reçu en chef d’état à la préfecture de l’Yonne à Auxerre. Le lendemain, le maréchal Ney, commandant les troupes chargées de « le ramener à Paris dans une cage de fer » se jette à ses pieds. Huit mois et demi plus tard, Napoléon s’installait définitivement à Longwood House et Ney faisait face au peloton d’exécution. Retraçons les circonstances et les conséquences de cette rencontre des deux hommes, ou plutôt de leurs retrouvailles après leur rupture de Fontainebleau l’année précédente.
Le coup de tonnerre
C’est seulement le dimanche 5 mars qu’Ignace Chappe[1], directeur du service du Télégraphe, reçoit une dépêche expédiée de Lyon, où elle a été apportée depuis Marseille par un courrier du maréchal Masséna. Elle annonçait le ‘‘débarquement de Bonaparte sur les côtes de Provence’’. Elle est immédiatement portée aux Tuileries où, sans se troubler, Louis XVIII demande d’en informer le maréchal Soult, ministre de la Guerre, ‘‘qui saura ce qu’il y a lieu de faire’’ et de tenir l’information secrète pendant 24 heures. Mais bien sûr, elle se répand immédiatement par le bouche à oreille. Le baron de Vitrolles, secrétaire des Conseils du Roi, prend l’affaire en main. Il incite Monsieur, frère du Roi, à se rendre sans attendre à Lyon pour prendre le commandement des troupes qui s’y trouvent et il convoque un conseil des ministres pour le lendemain. Une ordonnance royale déclare alors Bonaparte ‘‘traître et rebelle’’, décide de convoquer les Chambres et d’envoyer trente mille hommes pour renforcer la garnison de Lyon sous les ordres de Monsieur, comte d’Artois, assisté du duc d’Orléans qui part le rejoindre.
A Vienne, c’est à 6 heures le matin du 7 mars que l’on réveille le prince de Metternich pour lui remettre une dépêche du consulat autrichien de Gênes, signalant la disparition de l’empereur de l’île d’Elbe. Il se rend chez l’empereur d’Autriche qui invite le tsar et le roi de Prusse à les rejoindre. Une fois la stupéfaction passée et le débarquement à Golfe-Juan connu, Talleyrand prend l’initiative de la rédaction de la déclaration des puissances qui, le 13 mars, livre Napoléon Buonaparte à la vindicte publique « comme ennemi et perturbateur du repos du monde ».
A Paris, Louis XVIII n’a qu’une confiance limitée dans les talents militaires de son frère alors que le maréchal Ney, prince de la Moskowa, dont la valeur militaire est indiscutable, a été nommé au commandement de la région militaire de Besançon, donc en bonne position pour arrêter l’invasion, mais il se trouve alors dans son château des Coudreaux, près de Châteaudun en Eure-et-Loir. Il est immédiatement invité à rejoindre son poste et décide de passer d’abord par Paris. L’année précédente, Ney, après l’échec de la campagne de France et la déclaration de déchéance de Napoléon par le Sénat, a joué un rôle majeur dans la pression exercée par les maréchaux présents à Fontainebleau pour pousser l’Empereur à abdiquer[2]. Le 12 avril, il a escorté l’entrée du comte d’Artois dans Paris tandis qu’à Fontainebleau Napoléon ne voyait plus de solution que dans le suicide. Ney peut donc être considéré comme un solide support du trône royal, même si son épouse estime ne pas être reçue à la cour avec les égards dus à son rang de princesse.
Reçu aux Tuileries, ce brave Ney est profondément sensible aux hommages que le Roi lui prodigue, accepte avec reconnaissance de prendre le commandement des forces à regrouper en Franche-Comté et, dans son élan, prononce la phrase qui restera attachée à son nom, au sujet de la ‘‘cage de fer’’ dans laquelle il entend ramener à Paris le perturbateur qui a trahi ses serments. « Je ne lui en demandais pas tant », murmure Louis XVIII. Ney est si fier de sa formule qu’il la répète à l’encan tout en préparant son départ pour Besançon.
De Paris à Besançon
Le prince de la Moskova se met en route le 8 mars et fait sa première étape à la préfecture d’Auxerre car le préfet y est son beau-frère et ami Charles Guillaume Gamot. En effet, Ney a épousé Eglé Auguié, nièce de Madame Campan et amie intime d’Hortense de Beauharnais, et Charles Gamot est l’époux de la sœur aînée de celle-ci, Antoinette Auguié. Ancien commerçant à Saint-Domingue, chassé par la révolte des métis et esclaves, Gamot a créé à Paris sous le Consulat une maison de commerce maritime et de banque qui a été ruinée par le Blocus continental. Il est alors devenu l’un des cinq directeurs de l’administration des Droits réunis avant d’être nommé en mars 1813 préfet de la Lozère[3]. Puis, en juin 1814, sur recommandation de Ney alors bien en cour, il est muté à la préfecture de l’Yonne et reçoit la croix de la Légion d’honneur des mains du comte d’Artois. Proche de son beau-frère, Gamot le conseille dans le placement des revenus de ses dotations. La princesse de la Moskova et sa sœur Antoinette Gamot, filles d’une femme de chambre de la reine Marie-Antoinette décédée sous la Terreur, ont accueilli sans déplaisir le retour du Roi et leurs époux sont dans le même sentiment, même si Ney considère au fil des mois que les maréchaux ne sont pas toujours traités avec la considération due à leur rang.
Puis Michel Ney continue sa route. En passant à Dôle, il apprend du prince de Carignan qui commande là un régiment de hussards qu’une vive agitation règne parmi les hommes car ils savent que les deux régiments de ligne de Grenoble se sont ralliés à Bonaparte et que ce dernier marche maintenant vers Lyon. Il arrive à Besançon le 10 mars à midi, où il est accueilli par ses aides de camp le colonel Octave Levavasseur et le capitaine Devaux qui l’ont précédé et il fait le point de la situation avec le général de Bourmont, commandant de la place : les troupes de la division militaire sont dispersées, elles manquent de munitions ainsi que de chevaux pour l’artillerie. Dans la soirée on apprend que Napoléon est entré sans coup férir à Lyon, ville que Monsieur et le duc d’Orléans ont quitté précipitamment par la route de Roanne.
A Lons-le-Saunier
Ney décide alors de transférer son commandement à Lons-le-Saunier et d’y regrouper toutes les forces disponibles dans la région en constituant deux divisions, confiées respectivement au général de Bourmont et au général Lecourbe - natif et résidant de Lons -, deux hommes dont il ne peut douter de l’attachement au Roi[4]. Il arrive à Lons le dimanche 12 mars à 2 heures du matin, s’installe à l’hôtel de la Pomme d’or et se met immédiatement au travail. Il reçoit le général Mermet, commandant la place. Il dispose alors des 60e et 77e de ligne, du 8e chasseurs et du 5e dragons, mais pas du moindre canon, et on manque de cartouches. Dans la matinée arrive le marquis de Saurans, aide de camp de Monsieur, et ils conviennent d’agir de concert en regroupant toutes leurs forces à la hauteur de Macon[5]. Arrive aussi bientôt M. Capelle, préfet de l’Ain, qui s’est enfui de Bourg lorsque les hommes du 76e de ligne s’y sont mutinés, rejoints par la ‘‘canaille’’ au cri de Vive l’Empereur ! Un voyageur venant de Lyon lui remet les proclamations de Napoléon à Golfe-Juan et Ney lit : « La victoire marchera au pas de charge, l’aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusque sur les tours de Notre-Dame ». Il a un cri du cœur : « Voilà ce qu’il faut dire. Le roi devrait parler comme cela ; cela plairait aux troupes ».
Toute la journée du 13 mars, Ney, qui n’a pas retiré ses bottes depuis trois jours, prépare son départ en campagne avec les généraux Bourmont, Lecourbe, Mermet et Jarry, ignorant que Napoléon, disposant maintenant de 14 000 hommes, a déjà repris sa marche en direction de Macon. Dans la soirée, des messagers arrivent de Macon, de Chalon-sur-Saône, de Dijon, annonçant que les régiments arborent des cocardes tricolores, que des aigles surgissent, que les populations locales manifestent bruyamment leur joie au passage de l’Usurpateur, que les autorités locales prennent la fuite. « Dans une grande agitation », comme l’écrira Octave Levavasseur, Ney s’allonge sur son lit tout habillé. Dans la nuit, il reçoit dans le plus grand secret deux hommes arrivant de Lyon.
Cette visite constituera sept mois plus tard le principal thème d’investigation lors des interrogatoires du maréchal par le conseil de guerre, puis lors de son procès devant la Chambre des pairs. Ney refusera jusqu’au bout de révéler les noms de ses visiteurs mais il est avéré que l’un d’eux était un officier qu’il connaissait, porteur d’un message du grand maréchal Bertrand, envoyé au nom de l’Empereur. Nous ne connaîtrons jamais les termes exacts de ce message[6] mais Napoléon y faisait appel à la fidélité et à l’honneur du Brave des Braves, évoquant la Liberté héritée de la Révolution, déclarant vouloir ignorer ce qui s’était passé à Fontainebleau en avril 1814, l’invitant à venir le rejoindre au plus tôt sur sa route vers Paris.
A 6 heures du matin, Ney convoque ses quatre généraux. Il les informe qu’il a pris la décision de se rallier à l’Empereur, ne pouvant, dit-il, arrêter le torrent de ses mains. Tous conviennent que la situation militaire est ingérable, à moins de déclencher une guerre civile qu’aucun d’eux ne veut envisager, mais que leur honneur militaire et leur serment de fidélité au Roi leur interdisent tout ralliement à l’Empereur. Puisque Ney ne reçoit aucune instruction de Paris, le plus sage ne serait-il pas de se retirer dans son commandement de Besançon et d’y attendre la suite des événements ?
Le Lorrain entêté ne veut rien entendre. Les quatre généraux se retirent, visages et bouches fermés, alors que Levavasseur reçoit l’ordre de réunir les troupes sur l’esplanade et que le maréchal s’enferme avec son secrétaire Dutour pour rédiger une proclamation.
C’est donc à midi le 14 mars, au moment où Napoléon, lui, arrive à Tournus, que Ney adresse aux troupes rassemblées la proclamation qui le conduira devant le peloton d’exécution. La première phrase laisse les officiers stupéfaits mais déclenche un tonnerre d’applaudissements dans les rangs :
« Officiers, sous-officiers et soldats, la cause des Bourbons est à jamais perdue ! ».
Et il enchaîne :
« La dynastie légitime que la nation française a adoptée va remonter sur le trône : c’est à l’Empereur Napoléon, notre souverain, qu’il appartient seul de régner sur notre beau pays ! Que la noblesse des Bourbons prenne le parti de s’expatrier encore ou qu’elle consente à vivre au milieu de nous, que nous importe ? La cause sacrée de notre liberté et de notre indépendance ne souffrira plus de leur funeste influence. Ils ont voulu avilir notre gloire militaire, mais ile se sont trompés : cette gloire est le fruit de trop nobles travaux pour que nous puissions jamais en perdre le souvenir ! Soldats ! Les temps ne sont plus où l’on gouvernait les peuples en étouffant tous leurs droits : la liberté triomphe enfin, et Napoléon, notre auguste Empereur, va l’affermir à jamais. Que désormais cette cause si belle soit la nôtre et celle de tous les Français ! Que tous les braves que j’ai l’honneur de commander se pénètrent de cette grande vérité ! Soldats, je vous ai souvent menés à la victoire : maintenant je veux vous conduire à cette phalange immortelle que l’Empereur Napoléon conduit à Paris et qui y sera sous peu de jours : et là, notre espérance et notre bonheur seront à jamais réalisés. Vive l’Empereur ! ».
Cherchant à bénéficier de circonstances atténuantes lors de son procès, Ney prétendra que ce texte lui avait été envoyé par Bertrand mais il ne sera pas cru. En effet, si quelques phrases-choc ont sans doute été empruntées à des proclamations impériales, la partie principale de la proclamation avec son appel à la liberté du peuple est plus proche du style d’un général de la République (ce qu’il était resté) que de celui d’un maréchal d’empire.
Le soir, l’atmosphère au dîner de l’état-major est sinistre. Le maréchal plastronne ; les officiers ont le nez dans leur assiette ; ceux qui tentent de parler de faute ou d’erreur se font rabrouer ; ceux qui le souhaitent peuvent rentrer chez eux, leur dit Ney. Le général Jarry profite de cette autorisation. Mermet, nommé gouverneur de Besançon, s’arrange pour se faire refuser l’accès à la citadelle et rentre chez lui.
Le 15 mars, alors que Napoléon quitte Châlon pour Autun, Ney donne l’ordre à Bourmont et Lecourbe de marcher avec lui sur Dôle. Là, ils sont rejoints par le chef d’escadron Clouet, ancien aide de camp de Ney venu de Paris pour l’aider à arrêter la marche de l’Empereur. Celui-ci tombe des nues en apprenant les derniers évènements et fait au maréchal ‘‘une scène des plus vives’’, nous dit Levavasseur. Clouet décide de regagner la capitale. Le lendemain matin, Bourmont et Lecourbe ont disparu : on les retrouvera à Paris après le 20 mars[7].
A Autun le soir du 15 mars, Napoléon reçoit le baron Passinges, officier d’ordonnance du maréchal Ney, venu lui annoncer le ralliement de Lons. Assuré maintenant de ne plus être attaqué sur ses arrières, il le renvoie, porteur du message suivant : « Mon cousin, conservez votre commandement. Mettez sur le champ toutes vos troupes en marche et venez me rejoindre à Auxerre. Je vous recevrai comme au lendemain d’Elchingen et de la Moskova ». A Sainte-Hélène, Napoléon déclarera à Gourgaud : « En recevant cette lettre à Autun, j’ai dissimulé mes sentiments. J’ai fait à l’officier d’ordonnance de Ney toutes les flagorneries possibles sur son maréchal, que je ne manquais pas d’appeler ‘‘le Brave des Braves’’ ». L’Empereur n’avait pas oublié Fontainebleau !
Ney reçoit cette réponse à Dijon où il arrive le 16 mars, accompagné de Levavasseur (démissionnaire mais présent !) et des officiers qui ont accepté de le suivre avec leurs troupes.
A Auxerre
Confiant en l’action de son beau-frère, le préfet Gamot a le 11 mars assuré le ministre de l’Intérieur du bon esprit des habitants de l’Yonne et déclaré qu’il tenait parfaitement la situation en main, prêt à défendre la ville d’Auxerre contre les troupes de l’Usurpateur avec l’aide du général Boudin de Roville, commandant militaire du département.
Le 16 mars au matin, le général Boudin reçoit la visite du général Ameil qui avait été désigné par Soult pour ‘‘courir sus à Bonaparte’’ en accompagnant Monsieur à Lyon. Là, il a rallié les troupes de Napoléon et a été chargé par celui-ci de se rendre en avant-marche à Joigny pour y retourner le 6e lanciers et ouvrir la route de Montereau. En chemin, il prend l’initiative de s’arrêter à Auxerre pour s’assurer aussi de cette ville. Mais Boudin ne l’entend pas de cette oreille, fait arrêter Ameil et l’envoie directement à Paris sous bonne escorte [8].
Très fier de lui, Boudin se rend à la préfecture pour rendre compte au préfet. Il va tomber de son haut. Gamot vient de recevoir un message de son beau-frère annonçant son arrivée et a appris qu’à Avallon le 14e de ligne, commandé par le colonel Bugeaud de la Piconnerie, qu’il pensait sûr, avait pris le parti de l’Usurpateur et marchait en avant-garde sur Auxerre.
Sa décision est vite prise. Il rédige immédiatement une proclamation qui va être affichée dans la ville :
« Habitants de l’Yonne, la vie de Napoléon a été une suite de prodiges. Le plus grand sans doute est celui qui le ramène au milieu de nous. Cet évènement, que nos neveux auront peine à croire, nous présage un heureux avenir.
Réunissons-nous à ce héros que la gloire nationale rappelle. Lui seul peut assurer à la France l’indépendance qui doit la faire jouir de tous les genres de prospérité et lui donner une constitution appropriée au caractère et aux mœurs actuelles de ses habitants.
L’honneur e st le seul sentiment qui guide nos armées. Que tous les Français les imitent ! Que toutes les passions se confondent en une seule : l’amour de la Patrie et du souverain.
GAMOT » .
Jusque-là, sous-préfets et préfets, surpris par l’arrivée de Napoléon, avaient pris le large ou s’étaient tenus dans une prudente réserve. Gamot veut être le premier à l’accueillir avec faste dans un bâtiment officiel, sa préfecture. Il fait descendre du grenier le portrait de l’Empereur, les bustes de l’Impératrice et du Roi de Rome et y monter le portrait de Louis XVIII. Puis il décide d’aller au devant de Napoléon à Vermenton, à l’entrée de son département. Horrifié, le général Boudin de Roville prend la route de Paris.
Napoléon s’arrête à Vermenton où arrive bientôt la calèche du préfet. Ce dernier se livre à un discours d’accueil d’une telle flagornerie que l’Empereur en prendra ombrage et dira à Gourgaud à Sainte-Hélène : « Gamot s’est conduit comme un plat ». Mais il était aussi furieux parce que Gamot arborait une Légion d’honneur . . . qui lui avait été décernée par le roi !
A quatre heures du soir, le conseil municipal d’Auxerre rassemblé au faubourg Saint-Gervais voit arriver la calèche du préfet, suivie de la voiture du général Drouot, puis de celle de l’Empereur et du général Bertrand, escortée des lanciers polonais de la Garde. Après un dithyrambique discours d’accueil du maire, le cortège se rend au milieu des acclamations populaires jusqu’à l’hôtel de la préfecture[9]. Au premier rang de la foule, un officier en demi-solde n’en croit pas ses yeux : le capitaine auxerrois Jean-Roch Coignet qui a conté la scène dans ses célèbres Carnets.
Napoléon ressort immédiatement de la préfecture pour passer en revue le 14e de ligne, avant de faire subir une sévère algarade à l’archiprêtre, l’abbé Viard, qui n’a pas partagé la joie générale. Puis il retrouve sa bonne humeur pour présider le souper offert par Gamot, réunissant les trois fidèles de l’île d’Elbe (Bertrand, Drouot, Cambronne) et les ralliés de Grenoble, Lyon et Clamecy (La Bédoyère, Brayer, Allix). A la fin du repas, un officier vient annoncer à Bertrand que Ney vient d’arriver à Auxerre et qu’il souhaite mettre ses idées au clair par écrit afin de justifier sa conduite depuis un an. Napoléon répond : « Dites-lui que je l’embrasse et que je le verrai demain », avant d’aller se coucher.
Ney passe la nuit à rédiger une note expliquant son attitude de Fontainebleau et protestant de son dévouement. Il arrive très inquiet à la préfecture où tout le monde attend la rencontre avec curiosité. Napoléon l’accueille tout souriant : « Embrassez-moi, mon cher Maréchal, je suis bien heureux de vous revoir », et ne veux pas entendre ses explications, reprenant la formule du Brave des Braves. Il jette même au feu la note remise par Ney, ce qui permettra à ce dernier d’affirmer lors de son procès qu’il aurait alors tenu des propos très fermes : « Vous avez été le tyran de ma patrie, vous avez porté le deuil dans toutes les familles. Jurez-moi que vous ne vous occuperez à l’avenir qu’à réparer les maux que vous avez causés à la France » !
Il semble bien que la conversation se soit poursuivie sur un ton de méfiance réciproque, les deux hommes faisant toutefois assaut de patriotisme. Alors que Napoléon se prépare à gagner directement Paris par Sens et Fontainebleau[10], il charge Ney et ses troupes de suivre une route plus à l’Est, par Montereau et Melun, pour le protéger d’une attaque éventuelle des forces que le duc de Berry tente de rassembler du côté de Meaux. Si bien que Ney ne participera pas à l’accueil triomphal de Paris et n’y arrivera que le lendemain.
La fin de l’histoire
Pendant les huit mois qui lui restent à vivre, Ney ne retrouvera pas la sérénité d’esprit. Il ressent que Napoléon ne lui a pas pardonné Fontainebleau et sait que les royalistes le considèrent comme le principal responsable du retour de l’Usurpateur jusqu’à Paris : en cas de retournement de la situation, il n’a rien à espérer.
Napoléon l’éloigne début avril en le chargeant d’une mission d’inspection des fortifications du Nord. Il se retire ensuite dans son château des Coudreaux et ne revient à Paris que le 1er juin pour participer protocolairement à la cérémonie du Champ de mai : « Tiens, vous voilà, je vous croyais émigré », lui dit Napoléon. D’où sa réponse : « J’aurais dû le faire plus tôt ! ». Néanmoins, deux semaines plus tard, Napoléon se rend compte de son manque de maréchaux chevronnés au moment de débuter la campagne de Belgique et, à son départ des Tuileries, dicte le message suivant : « Si Ney veut être présent à la première bataille, il peut se rendre à Avesnes où il me trouvera ».
Il n’en faut pas plus pour qu’il ressorte ses uniformes, ses armes et se précipite. On connait la suite : ses accès alternés de violence et de mélancolie, ses décisions contestées lors de l’attaque des Quatre-Bras et des charges de cavalerie sur le Mont-Saint-Jean, si bien qu’à Sainte-Hélène, par la plume du général Gourgaud, Napoléon lui fera ‘‘porter le bicorne’’ de la déroute de Waterloo. Conscient de la situation, il cherchait manifestement la mort sur le champ de bataille sans parvenir à la rencontrer.
Fin juin à la Chambre des pairs, Ney manifeste son défaitisme et abandonne une seconde fois la cause de Napoléon. Le jugeant inconstant et incontrôlable, Fouché lui procure un passeport pour se réfugier en Suisse sous un nom d’emprunt mais il ne l’utilise pas et se rend dans un château de sa belle-famille dans le Lot où il se cache à peine. Il y est arrêté le 3 août.
Le procès
Car, après le retour du roi, l’heure des comptes a sonné. En signant avec les alliés le 3 juillet l’acte de capitulation des troupes repliées sur la Loire, Davout avait pris soin d’y inclure un article 12 garantissant l’impunité des personnalités civile et militaires au service de Napoléon à cette date. Mais Louis XVIII ne se jugea pas engagé par cette clause signée en son absence. Le 24 juillet 1815, une ordonnance royale prononçait la mise en accusation de 19 généraux et officiers, traduits devant des conseils de guerre, et la proscription de 38 autres personnalités civiles et militaires. En tête de la première liste, le nom de Ney. Celui-ci est transféré à Paris et est incarcéré à la Conciergerie le 19 août, jour où est fusillé La Bédoyère, le deuxième sur la liste du 24 juillet. Le conseil de guerre (7 membres) chargé de juger Ney est constitué des maréchaux Jourdan, Masséna, Mortier, Augereau et des généraux Gazan, Claparède et Villate. Se pose alors pour Ney et ses avocats Berryer et Dupin un dilemme : un conseil de guerre ne se prononce que sur la culpabilité, la peine étant ensuite quasi-automatique, mais une majorité de 5 voix est nécessaire : il suffit donc de 3 voix pour prononcer l’acquittement. Mais, selon la Charte, les pairs inculpés de crime de haute trahison doivent être jugés par la Chambre des pairs, dont Ney était membre au moment des faits. Estimant ne pouvoir faire confiance à ses anciens collègues militaires, sans doute par fierté aussi, Ney choisit de réclamer le jugement de la Chambre des pairs. Il accepte néanmoins d’être interrogé par les enquêteurs du conseil de guerre devant lesquels défilent une quarantaine des témoins des faits de Lons et d’Auxerre. L’enquête se consacre essentiellement à rechercher si la déclaration de Lons avait été préméditée ou s’il s’agissait d’une décision spontanée dans un moment de stress. Dans l’impossibilité de conclure mais prenant acte de l‘accusation de haute trahison et de crime contre la sûreté de l’Etat, le conseil de guerre se déclare incompétent[11] le 10 novembre et une ordonnance royale transfère le dossier d’accusation à la Chambre des pairs.
Michel Ney est transféré de la Conciergerie à une cellule aménagée au Palais du Luxembourg et le procès débute le 21 novembre devant les 161 pairs présents. L’essentiel des débats est consacré à des problèmes de procédure et les témoins au conseil de guerre viennent répéter leurs déclarations, sauf le général Lecourbe décédé entretemps. Ceci permet au général Bourmont d’imposer son récit de la nuit de Lons, chargeant le maréchal qui conteste violemment ces propos. Même si le retournement de Lons semble ne pouvoir être qualifié de trahison préméditée, les avocats de Ney jugent sa défense difficile et tentent des manœuvres dilatoires. Ils invoquent sans succès l’article 12 de la convention du 3 juillet garantissant l’impunité des ralliés à Napoléon. Puis ils avancent que Sarrelouis, la ville de naissance du maréchal, étant désormais territoire prussien, Ney ne pouvait être jugé en France : mais là c’est le maréchal qui s’élève contre ce moyen et revendique sa qualité de Français.
La dernière séance a lieu le 6 décembre et à 23 H 30, en l’absence de l’accusé, la condamnation à mort est prononcée par 139 voix[12], 17 voix pour la déportation et 5 abstentions. L’exécution militaire est applicable à l’aube.
A deux heures du matin, Ney est informé de la sentence et se prépare à affronter la mort. A cinq heures, il reçoit dans sa cellule son épouse Eglé, accompagnée de sa sœur Antoinette Gamot, puis ses enfants. Antoinette a laissé un récit particulièrement émouvant de cette ultime rencontre (à découvrir sur internet[13]). Pour y mettre fin, le maréchal incite Eglé à se rendre aux Tuileries implorer la clémence du roi, sans y croire lui-même. Antoinette l’y accompagne tandis que Charles Gamot fait le guet près du Luxembourg. Les deux femmes ne sont pas reçues et attendent jusqu’à ce que le duc de Duras vienne glisser à l’oreille d’Antoinette : « Il n’est plus temps. Emmenez-la». Eglé s’effondre dans les bras de sa sœur.
Charles Gamot, destitué de sa fonction de préfet, a suivi la voiture sortie du Luxembourg et assisté à l’exécution près du square de l’Observatoire, là où se dresse depuis 1854 la statue du maréchal. Il recueille le corps transporté à la loge de l’hôpital de Port-Royal et se chargera de l’inhumation au Père-Lachaise : « Il lui rendit les derniers hommages que la France entière eût voulu pouvoir rendre à un brave qui l’avait si glorieusement servie. Depuis ce jour, M. Gamot a eu sa santé dérangée[14] », écrira Madame Campan.
L’information de l’exécution de Ney parvint à Sainte-Hélène le 15 mars 1816. Napoléon, qui s’était attendu à une condamnation à mort mais avait espéré une mesure de grâce royale, se livra à une leçon de politique et de mansuétude : « Aussi mal attaqué que mal défendu, Ney avait été condamné par la Chambre des pairs en dépit d’une capitulation sacrée. On[15] l’avait laissé exécuter, c’était une faute de plus ; on en avait fait dès cet instant un martyr. Qu’on n’eût point pardonné La Bédoyère, parce qu’on eût vu dans la clémence qu’une prédilection en faveur de la vieille aristocratie, cela se concevait, mais le pardon de Ney n’eût été qu’une preuve de la force du gouvernement et de la modération du peuple. On dira peut-être qu’il fallait un exemple ; mais le maréchal le devenait bien plus sûrement par un pardon, après avoir été avili par un jugement ; c’était pour lui une véritable mort morale qui lui ôtait toute influence, et cependant le coup de l’autorité était porté, le souverain satisfait et l’exemple accompli [16]».
Quant à Madame Campan, lucide et sans complaisance, elle portera sur son neveu par alliance un jugement péremptoire : « Une position trop au-dessus des lumières politiques du brave Ney a creusé sous ses pas un abîme où il est tombé ». En vingt mots, tout est dit.
© Jacques Macé
Sources
. Souvenirs militaires d’Octave Levavasseur, officier d’artillerie, aide de camp du maréchal Ney, publiés par le commandant Beslay, son arrière-petit-fils, Paris, Plon-Nourrit, 1914.
. Procès du maréchal Ney, recueil complet des Interrogatoires, Déclarations, Dépositions, etc. , Paris, L.G. Michaud, 1815.
. Procès-verbal des séances relatives au jugement du Mal Ney, Imprimés du Roi et de la Chambre des Pairs, Paris, P. Didot, 1815.
. Madame Campan, Notices familiales, Revue d’Histoire de Versailles et de Seine-et-Oise, 1923-1924.
. A.N., Fonds Ney, 137 AP.
. Jean Tulard, Les vingt jours, Louis XVIII ou Napoléon, 1er-20 mars 1815, Fayard, 2001.
Encadré
Ordonnance du 24 juillet 1815
Article 1er : Les généraux et officiers qui ont trahi le Roi avant le 23 mars, ou qui ont attaqué la France et le gouvernement à main armée, et ceux qui par violence se sont emparés du pouvoir, seront arrêtés et traduits devant les conseils de guerre compétents, dans leurs divisions respectives.
Suit une liste de dix-neuf noms (sans prénoms ni grade, dans cet ordre) :
. Ney, maréchal, arrêté le 3 août 1815, condamné à mort par la Chambre des pairs et fusillé le 7 décembre 1815.
. La Bédoyère, colonel du 7e de ligne, arrêté le 2 août 1815, condamné à mort par le conseil de guerre 1ère DM (Paris) le 15 août 1815 et fusillé le 19.
. Lallemand, François, dit Charles, général, exilé aux Etats-Unis, condamné à mort le 20 août 1816 (C.G. 1ère DM), rentré en France en septembre 1830 et rétabli dans son grade le 7 janvier 1831.
. Lallemand, Henry, général, exilé, condamné à mort le 21 août 1816, décédé aux Etats-Unis le 15 septembre 1823.
. Drouet d’Erlon, général, exilé en Autriche, condamné à mort le 10 août 1816 (C .G. 1ère DM), amnistié le 28 mai 1825 lors du sacre de Charles X.
.Lefebvre-Desnouettes, général, exilé aux Etats-Unis, condamné à mort le 11 mai 1816 (C.G. 1ère DM), meurt dans un naufrage le 22 avril 1822 en regagnant les Pays-Bas.
. Ameil, général, exilé, condamné à mort le 15 novembre 1816 (C.G. 1ère DM), amnistié le 25 juin 1821 et décédé le 16 septembre 1822.
. Brayer, exilé aux Etats-Unis et Amérique du Sud, condamné à mort le 18 septembre 1816 (C.G. 1ère DM), amnistié le 2 juin 1821 et admis à la retraite.
. Gilly, général, exilé aux Etats-Unis, condamné à mort le 25 juin 1816 (C.G. 1ère DM), se constitue prisonnier le 2 février1820 et amnistié le 11 février. Mis en disponibilité.
. Mouton-Duvernet, général, se constitue prisonnier le 14 mars 1816, condamné à mort par le conseil de guerre de Lyon le 19 juillet 1816 et fusillé le 27 juillet.
. Grouchy, maréchal aux Cent Jours, exilé aux Etats-Unis, amnistié et rétabli lieutenant-général le 24 novembre 1819.
. Clauzel, général, exilé aux Etats-Unis, condamné à mort le 11 septembre 1816 (C.G. 1ère DM), amnistié le 26 avril 1820, rétabli dans son grade et mis en disponibilité.
. Laborde, général, acquitté par le conseil de guerre en septembre 1815, réformé sans traitement.
. Debelle, général, se constitue prisonnier à Grenoble, condamné à mort le 24 mars 1816, peine commuée en dix ans de détention. Gracié, rétabli dans son grade et mis à la retraite le 16 juillet 1817.
. Bertrand, général, en exil à Sainte-Hélène, condamné à mort le 7 mai 1816 (C.G. 1ère DM), amnistié et rétabli dans son grade le 24 octobre 1821.
. Drouot, général, se constitue prisonnier, acquitté par le conseil de guerre de Paris le 6 avril 1816.
. Cambronne, général, fait prisonnier par les Anglais à Waterloo, rentré en France le 17 décembre 1815 et incarcéré, acquitté par le conseil de guerre de Paris le 26 avril 1816 et mis à la retraite.
. Lavalette, directeur des postes, arrêté le 9 juillet 1815 et condamné à mort par la cour d’assises de la Seine. S’évade de la prison de la Conciergerie le 20 décembre 1815 et passe en Belgique. Gracié en 1822.
. Savary, général, duc de Rovigo, exilé, condamné à mort le 24 décembre 1815. Revient en France se constituer prisonnier le 19 décembre 1819, rejugé par le conseil de guerre de Paris et acquitté à l’unanimité le 27 décembre 1819.
Nota : Les frères Lallemand et Lefebvre-Desnouettes étaient inculpés pour la Conspiration du Nord menée dès le 7 mars 1815 ; La Bédoyère pour son ralliement de Grenoble et Brayer pour celui de Lyon ; Mouton-Duvernet, Grouchy, Clauzel, Gilly, Debelle pour s’être opposés au duc d’Angoulême dans le Sud-Est fin mars-début avril 1815. Drouot et Cambronne, considérés ayant agi sous les ordres de Bertrand, furent acquittés. Et Savary réussit à faire croire qu’il était blanc comme neige !
[1] Frère de Claude Chappe, inventeur du télégraphe, décédé en 1805. En 1815, de Lyon le télégraphe dessert l’Italie, mais pas Marseille.
[2] Ce qui a été abusivement appelé la révolte des maréchaux.
[3] Chargé notamment de la poursuite des réfractaires à la conscription.
[4] Bourmont est un ancien Chouan rallié tardivement à l’Empire et Lecourbe a été assigné à résidence dans le Jura de 1804 à 1814 pour avoir apporté son soutien au général Moreau lors de son procès.
[5] Si Napoléon leur en laisse le temps.
[6] Selon Ney à son procès, le message conservé aux Coudreaux fut détruit par la maréchale lorsqu’elle apprit l’arrestation de son mari.
[7] Trois mois plus tard, Clouet, aide de camp de Bourmont, passera à l’ennemi avec lui la veille d e la bataille de Ligny.
[8] Incarcéré à l’Abbaye, Ameil sera libéré le 21 mars.
[9] Napoléon sourit en voyant des ouvriers finissant d’enlever les fleurs de lys de la façade.
[10] Dans la calèche de Gamot, plus confortable que sa voiture de poste.
[11] Les maréchaux et généraux du Conseil de guerre sont soulagés car, si certains étaient par solidarité militaire et compréhension enclins à l’acquittement, ils craignaient pour la suite de leur carrière en cas d’une telle décision !
[12] Cinq maréchaux d’Empire se sont prononcés pour la mort : Marmont, Sérurier, Kellermann, Pérignon et Victor.
[13] Les dernières heures du maréchal Ney, Antoinette Gamot. En ligne sur www.souvenirnapoléonien.org/wp-content/uploads/2014/10/15.pdf
[14] Gamot décédera en 1820, après avoir publié en 1819 une Réfutation de l’ouvrage sur la campagne de 1815 par le général Gourgaud (pris sous la dictée à Sainte-Hélène), dans laquelle il défendait avec véhémence la mémoire de son beau-frère.
[15] Ce On est Louis XVIII !
[16] Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène.