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Sémonville en Corse

lors de l’expédition de Sardaigne

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Introduction

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     L'automne et l'hiver 1792-1793 conwtituent une période particulièrement mouvementée de l'histoire de la France, marquée par de graves évènements survenus à Paris, tels le renversement de la monarchie, la guerre avec l'Autriche qui va durer vingt-deux ans, les masscres de Septembre, la victoire de Valmy, la mis en place de la Convention dont le Conseil exécutif prend en main la direction de la Nation.

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     Parallèlement, Pascal Paoli a mis fin en 1791 à son exil en Grande-Bretagne, a été accueilli avec admiration à Paris et en héros en Corse et notamment à Ajaccio où un jeune homme de 17 ans nommé Luciano Buonaparte lui aurait alors conté l’histoire du Curé de Guagno1. Paoli est élu président du conseil départemental et commandant des gardes nationales. Le Babbu redevient l’homme incontournable de l’île.

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        L’expédition alors menée depuis la Corse pour s’emparer de la Sardaigne serait sans doute oubliée si l’un de ses épisodes - une tentative de débarquement au départ de Bonifacio sur l’île de La Maddalena - n’avait constitué le baptême du feu d’un capitaine d’artillerie de 22 ans nommé Napoléon Buonaparte, frère cadet de ce Luciano précédemment cité. Ce fut un échec cuisant, un fiasco qui néanmoins joua un rôle déterminant dans les carrières ultérieures des deux frères, l’une plus brillante que l’autre.

Cette expédition dite de Sardaigne en février et mars 1793 a donné lieu à de nombreux récits, pas toujours convergents car faute de documents probants il est bien difficile d’en déterminer les réels « tireurs de ficelles ». Néanmoins, entre autres, le professeur Michel Vergé-Franceschi y a détecté le rôle d’un personnage de l’ombre, « homme de haute politique et de basses intrigues2 », dont je m’étais intéressé à d’autres aspects de la carrière3. Au moment de l’expédition, ce Sémonville venait d’être nommé ambassadeur de France près de la Sublime Porte et, sur la route de Constantinople, se trouvait en escale à Ajaccio, sans doute pas par pur hasard.

Charles-Louis Huguet de Sémonville (1759-1839).

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       Successivement conseiller au Parlement de Paris, député aux Etats-Généraux, proche de Mirabeau et Lafayette, diplomate de la Première République, sénateur et comte de l’Empire, marquis et pair sous la Restauration, grand référendaire de la Chambre des pairs sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, notre personnage est ‘‘mêlé à tout en veillant à ne laisser trace de rien’’, si bien qu’il faut surtout avoir recours aux mémoires de ses contemporains, avec les réserves d’usage, pour traverser cinq décennies politiques en compagnie de celui appelé sous tous les régimes « M. de Sémonville ».

Après une discrète mission de renseignement près des Belges qui fin 1789 se révoltent contre la domination autrichienne, Sémonville participe aux intrigues de Lafayette et Mirabeau avec la famille royale par l’intermédiaire du comte de La Marck, gentilhomme autrichien très proche de la reine Marie-Antoinette, pour résoudre pacifiquement la crise politique que traverse la France. Dans des correspondances secrètes qui n’ont été découvertes qu’en 1851, les noms d’Omer Talon et de Sémonville apparaissent respectivement comme possibles ministre de la Police et conseiller diplomatique, l’un et l’autre d’ailleurs très intéressés financièrement. La mort de Mirabeau vient interrompre ces beaux projets et, désireux de prendre ses distances, Sémonville se fait nommer en juillet 1791 ambassadeur près de la République de Gênes. Il y affiche dès lors des opinions jacobines affirmées et s’oppose aux émigrés royalistes qui s’y sont regroupés, ce qui lui attire de vives inimitiés. Son rôle est d’éviter que la République de Gênes ne rejoigne le camp autrichien.

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        En juin 1792, Dumouriez démissionne du poste de ministre des Affaires étrangères et ses amis politiques proposent au roi la nomination de Sémonville. Comme d’habitude, Louis XVI n’en fait qu’à sa tête (finalement il l’y perdra !), nomme ministre un obscur personnage nommé Lebrun-Tondu et, en compensation, décide de nommer Sémonville à la très importante ambassade de Constantinople. Encore faut-il s’y rendre et le gouvernement met à la disposition de l’ambassadeur et de sa famille une frégate, la Junon. Car Sémonville a épousé la veuve du marquis de Montholon, mère de quatre enfants, deux filles et deux garçons, dont l’un Charles-Tristan de Montholon (de Montholon-Sémonville par adoption) n’a pas fini de faire parler de lui. Il est l’héritier de l’un des plus anciens noms de France, ayant donné au royaume deux gardes des sceaux, plusieurs présidents de parlements et est apparenté par sa mère au duc de Penthièvre, petit-fils de Louis XIV en ligne légitimée et père de l’épouse du duc d’Orléans (Philippe-Egalité).

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Sur la Junon

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         Après avoir repris ses lettres de créance, Sémonville embarque le 14 septembre 1792 sur la Junon avec son épouse et leurs quatre enfants, son secrétaire, son médecin, un ingénieur et un assistant. Ils vont y rester près de quatre mois4. Car plusieurs évènements vont venir perturber leur voyage et empêcher leur arrivée à Constantinople.

L’ancien ambassadeur de France près de la Sublime Porte est Choiseul-Gouffier, académicien, très proche de la famille royale, notamment des comtes de Provence et d’Artois, gendres du roi de Naples. Tous ces gens voient d’un très mauvais œil l’arrivée d’un Jacobin à Constantinople. Une cabale est montée par Acton, le tout puissant ministre de Naples, pour faire pression sur le Sultan qui déclare Sémonville persona non grata. C’est là que va venir se greffer l’affaire de Sardaigne.

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L’expédition de Sardaigne

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         Il semble difficile à la France de s’attaquer sur le continent au royaume de Piémont-Sardaigne, allié de l’Autriche, mais un projet ancien est remis en avant par Carnot, celui de s’emparer de la riche Sardaigne, son grenier à blé. D’où le projet de réunir à Villefranche une flotte imposante (quatre vaisseaux, six frégates, des bâtiments de transport) sous les ordres du contre-amiral Truguet, devant se rendre d’abord en Corse pour y embarquer un corps de débarquement sous les ordres du lieutenant-général Anselme, constitué de volontaires provençaux, des troupes stationnées en Corse (dont le 42e régiment d’infanterie) de gardes nationaux et volontaires corses. Tout doit être prêt pour début décembre mettre à la raison « le tyran de Sardaigne ».

Mais encore faut-il d’abord protester contre l’insulte faite à la France par le royaume de Naples qui a organisé le désaveu de notre ambassadeur par la Sublime Porte. Aussi un détachement de 10 bâtiments sous les ordres du vice-amiral Latouche-Tréville se présente le 18 décembre 1792 devant le palais royal de Naples. Un certain Redon, dit le grenadier Belleville, envoyé du gouvernement, exige des excuses sous menace d’un bombardement. Ferdinand IV et Acton s’inclinent et conseillent au Sultan de ne plus s’opposer à l’arrivée de Sémonville. Mais cela n’arrange rien car la flotte anglaise est très présente en Méditerranée. Et notre ambassadeur est toujours sur sa frégate.

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          Les relations sont tendues entre Pascal Paoli et la Convention où certains le soupçonnent de vouloir faire sécession ou de remettre l’île aux Anglais. En particulier, Paoli accepte très mal la politique antireligieuse de la République et est, depuis longtemps, partisan d’un rapprochement pacifique entre la Corse et la Sardaigne. Une opération militaire contre la Sardaigne risque de lui déplaire et, pourtant, on ne peut rien organiser sans lui. Aussi, le Conseil exécutif décide de « dépêcher une personne sûre auprès de M. Paoli pour l’engager à réunir tous les moyens qui peuvent être à sa disposition pour l’entreprise projetée ».

Le Citoyen Belleville, émissaire de la Convention, est présent durant deux semaines fin septembre à bord de la Junon et s’y trouve donc en compagnie de Sémonville. Du 11 au 15 novembre, la Junon fait escale à Saint-Florent. Comme chaque fois qu’il a exécuté une mission particulière, et dieu sait si elles furent nombreuses dans sa longue carrière, Sémonville veilla à ce qu’elle ne laisse pas de trace écrite (ce qui ne facilite pas le travail des historiens) mais il n’est guère douteux que pendant cette escale, il rencontra Paoli à Corte ou dans sa retraite du Rostino pour obtenir son assentiment à l’expédition de Sardaigne et convenir avec lui de la participation des gardes nationaux et volontaires corses à l’opération.

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A Ajaccio

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Le départ de l’ambassadeur pour Constantinople est reporté car il est trop risqué d’y aller par mer et l’amiral Truguet désire récupérer la frégate Junon pour l’intégrer à sa flotte. Il débarque donc ses passagers à Ajaccio le 8 janvier. La famille Sémonville y est accueillie par la famille Bonaparte car Paoli a chargé Luciano Bonaparte, qui lui sert de secrétaire occasionnel5, de maintenir une relation entre lui-même et Sémonville. Madame Bonaparte est très fière de pouvoir s’initier aux usages mondains parisiens près d’une grande dame comme l’ex-marquise de Montholon. Napoléon, qui est revenu à Ajaccio en octobre avec sa sœur Elisa qu’il a retirée du pensionnat de Saint-Cyr et qui a repris sa fonction de lieutenant-colonel (grade local) du 2e bataillon de volontaires corses, donne dans ses temps libres des leçons de mathématiques au jeune Charles-Tristan, âgé de 9 ans, et celui-ci déclarera plus tard à son épouse qu’il avait été frappé par l’intelligence et le charisme de son professeur. Mais il dira aussi qu’il était resté à bord de la Junon et avait assisté au combat de Cagliari. Certains historiens ont pris cela pour argent comptant sans réaliser que le mensonge faisait partie de sa personnalité, au point que 25 ans plus tard à Sainte-Hélène ses collègues le surnommaient Le Menteur et les Anglais, avec leur sens de l’humour, Veritas.

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        Sémonville est témoin des évènements ajacciens qui accompagnent la préparation par l’amiral Truguet de son expédition en Sardaigne et, le connaissant comme nous le connaissons, il serait étrange qu’il n’y participât point. Aussi bien Sémonville que Truguet fréquentent assidument la Casa Bonaparte où Truguet fait la cour à la jeune Elisa. Sémonville intervient longuement devant la Société populaire d’Ajaccio ou ses propos en français sont traduits par Lucien Bonaparte6.

L’expédition de Sardaigne a déjà fait localement l’objet de nombreuses communications et je m’en vais seulement la résumer, d’après l’ouvrage du capitaine Emile Espérandieu, le récit de Michel Vergé-Franceschi dans son ouvrage récent sur Pozzo di Borgo7, l’opuscule Les Bonaparte et Bonifacio8, et aussi un article révélateur publié en 1964 par l’historien napoléonien Guy Godlewski dans la Revue de l’Institut Napoléon.

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        A partir du 22 janvier, Cagliari est bombardée par l’escadre du vice-amiral Latouche-Tréville mais celle-ci rencontre une vive opposition et doit se replier le 27. On apprend quelques jours plus tard qu’à Paris le 21 janvier Louis XVI a été guillotiné, que le député corse Salicetti a voté la mort. Le rassemblement des troupes de débarquement pose de multiples problèmes. En effet, les volontaires provençaux sont des jeunes gens de sac et de corde n’ayant reçu aucune formation militaire et, sitôt débarqués à Ajaccio, se livrent à des exactions ; ils commettent deux crimes et affrontent les volontaires corses. Ils doivent être rembarqués. Aussi, décide-t-on de scinder en deux l’opération de débarquement et il n’est pas interdit de voir la main de Sémonville derrière cette habile solution. Les volontaires provençaux et le 42e régiment d’infanterie débarqueront sous les ordres de l’amiral Truguet et du général Casabianca au sud de la Sardaigne pour s’emparer de Cagliari tandis que les gardes nationaux et volontaires corses mèneront une manœuvre de diversion au nord, à partir des Bouches de Bonifacio, pour obliger les Sardes à diviser leurs forces. Cette seconde opération, constituée de la corvette La Fauvette, de deux felouques, un brigantin et douze petits bâtiments de transport, sera confiée à Pierre Paul Colonna Cesari Rocca, ancien député à la Constituante, colonel de gendarmerie en 1792 et très proche de Pascal Paoli comme le fut son père9. Le 2e bataillon de volontaires corses, commandé par les lt-colonels Quenza et Bonaparte participera à l’opération. Bonaparte sera spécialement en charge de l’artillerie, sous les ordres de Colonna Cesari, plus âgé que lui puisque né en 1748.

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        Le débarquement près de Cagliari a lieu avec succès le 14 février sur une plage isolée difficile d’accès mais, la nuit suivante, les troupes de ligne et les volontaires se tirent dessus par suite d’une méprise. C’est la débandade et les volontaires provençaux exigent de rembarquer ce que le commandement doit se résoudre à accepter. Retour vers Villefranche. L’opération se poursuit au nord. Bonaparte s’est installé dès le 22 janvier dans la maison de Bonifacio qui a appartenu à ses ancêtres10. Colonna Cesari décide de s’emparer d’abord de la petite île de La Maddalena. Une première tentative le 14 février échoue en raison du mauvais temps ; enfin, Bonaparte débarque le 23 février ses canons sur l’îlot de San Stefano pour bombarder La Maddalena. Les Sardes ont eu le temps de renforcer leur défense ; ils ripostent vivement et contre-attaquent à bord de galères. Les marins de la corvette La Fauvette, sur laquelle se trouve Colonne Césari, paniquent, se mutinent et obligent à appareiller. Bonaparte doit se rembarquer précipitamment en abandonnant ses canons. C’est le fiasco. Retour à Bonifacio.

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      Dans le rapport qu’il envoie dès le 2 mars à Paoli et à la Convention11, Bonaparte décrit longuement les évènements et conclut en disant qu’il faut « exiger que l’on recherche et punisse les lâches ou les traîtres qui nous ont fait échouer ». On remarque cependant que Napoléon s’y garde de mettre directement en cause le comportement de son supérieur Colonna Cesari.

Mais la Convention a nommé trois commissaires chargés de rapporter sur la situation en Corse ; ce sont le député corse Salicetti, les députés Lacombe Saint-Michel et Delcher qui arrivent à Toulon et interrogent les participants revenus des différentes tentatives de débarquement, lesquels accusent Paoli, son adjoint Pozzo di Borgo et leur entourage de fourberie, d’avoir saboté ou pour le moins freiner les opérations par manque d’attribution de moyens suffisants, par défaut d’organisation. Des rumeurs circulent : un certain Renucci déclare que Colonna Cesari lui aurait confié que Paoli lui avait demandé de « faire en sorte que cette malheureuse expédition s’en aille en fumée12 ».

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Les conséquences

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Napoléon Bonaparte va avoir dès lors un comportement ambigu et manœuvrer habilement. D’un côté, il s’associe aux officiers de son bataillon pour s’indigner de l’ordre de repli donné par Colonna Cesari. De l’autre, il tient à demeurer en relation amicale avec les proches de Paoli. Il serait resté jusqu’au 14 mars à Bonifacio - et non jusqu’au 3 comme il est indiqué sur la plaque de sa maison13 - à en croire la lettre qu’il adresse ce jour-là depuis Bonifacio à Colonna Cesari qui se trouve à Porto-Vecchio14. La voici :

« Je pars cette nuit pour Ajaccio car ma présence est inutile ici, et que je me trouverai le plus près d’avoir les nouvelles des commissaires afin de pouvoir conseiller à mes camarades le parti qu’ils doivent prendre.

Je n’ai point de nouvelles intéressantes. L’on espère en France que Maestrich sera prise dans 15 jours. Cette place est la clef de la Hollande. Si ces espérances se réalisaient, nous serions maîtres de la Hollande dans un mois.

J’attends de vos nouvelles. Je pense que vous feriez bien de m’écrire en droite ligne par la poste. Je verrai de travailler à éclairer l’opinion d’Ajaccio sur les affaires du moment, surtout sur notre expédition.

Vous me continuerez votre amitié. J’en ai pour garants les sentiments qui m’animent à votre égard ».

Et il termine par une note flatteuse : Ave Cesari ! (il écrit : Avez !)

 

Cette lettre ‘’oubliée ‘’ par les historiens depuis cinquante ans est capitale car elle met en évidence que Bonaparte ne voulait pas dramatiser l’échec de la Maddalena et souhaitait garder sa confiance à Paoli, même s’il se préoccupait aussi de l’évolution de la situation militaire en Hollande car il craignait son rappel sur le continent. Aussi va-t-il tomber des nues en apprenant ce qui se passe en cette même mi-mars entre Ajaccio, Toulon et Paris, évènements auxquels son frère Lucien est intimement mêlé.

 

La condamnation de Paoli

 

Paoli a été nommé par la Convention lieutenant-général et commandant de la 23e division militaire. Les commissaires tentent donc à ce titre de le faire venir à Toulon pour s’expliquer mais, méfiant, il refuse. Les rapports des commissaires remontent à Paris tandis que se déroulent, d’Ajaccio à Toulon, d’autres événements où on retrouve la patte de Sémonville.

En effet, on a forcé aux Tuileries l’armoire forte du roi et découvert les lettres de Mirabeau au Roi où le nom de Sémonville se trouve cité. Le corps de Mirabeau est chassé du Panthéon et, le 2 février 1793, Sémonville est suspendu de sa fonction d’ambassadeur et convoqué à Paris. La nouvelle parvient à Ajaccio au milieu des évènements de Cagliari et de la Maddalena. Vers le 10 mars, Sémonville s’embarque pour Toulon, accompagné du jeune Luciano Bonaparte auquel il a promis un poste de secrétaire. Est-ce une manière de monter un coup sans se mettre en avant ? Toujours est-il qu’à peine arrivé à Toulon, Luciano se précipite à la Société populaire et s’y livre à une violent réquisitoire contre Paoli, l’accusant de menées séparatistes et demandant sa destitution. L’information est reprise à la tribune de la Convention par le député du Var Escudier où elle vient à l’appui des rapports des commissaires : le 2 avril, Paoli est déclaré hors-la-loi et traitre à la Patrie par la Convention.

Connue à la mi-avril, la décision provoque la fureur en Corse. Dans un premier temps, Joseph et Napoléon Bonaparte apportent leur soutien à Paoli mais la situation se complique quand on apprend le rôle de Lucien Bonaparte dans la condamnation de Paoli15. Les partisans de ce dernier se dressent contre les Bonaparte. Napoléon est menacé de mort. Joseph et Napoléon rejoignent le parti des commissaires de la Convention pour s’emparer de la citadelle d’Ajaccio. C’est un échec. La Casa Buonaparte est pillée et Madame Buonaparte doit s’enfuir en catastrophe avec ses plus jeunes enfants. Après bien des péripéties contées dans les biographies de Napoléon, toute la famille est chassée de Corse et doit s’embarquer à Calvi pour Marseille. C’est la fin des ambitions corses de Napoléon Bonaparte et le point de départ d’une nouvelle carrière au service de la France.

Faut-il voir dans la diatribe de Lucien Bonaparte une manipulation de Sémonville qui, constatant un double jeu de Paoli qui n’avait pas tenu les promesses qu’il lui avait faites, avait décidé d’y mettre fin, sans bien sûr apparaitre dans l’affaire ? Je préfère vous en laisser juge . . .

 

           De retour à Paris, Sémonville se préoccupe de régler son cas personnel. Il fait remarquer que ce qu’on lui reproche s’est passé alors qu’il était à Gênes, loin de Paris, et attaque en accusant ses accusateurs. Le 11 mai 1793, il est entièrement disculpé et confirmé dans son poste d’ambassadeur près de la Sublime Porte16. Son aventure corse est terminée mais la suite de son existence mérite aussi d’être contée car elle permet d’apprécier encore plus son adresse et son art à ne pas laisser de trace écrite.


          Il n’a pas jugé utile d’écrire des mémoires mais, après sa mort, tant de personnes se feront l’écho des confidences qu’elles auraient reçues de sa part, que nous pouvons par recoupement aller à la recherche des épisodes de sa vie, comme ces trois ou quatre mois en Corse qui lui ont permis de bien connaître la vie locale et, en particulier, cette famille Bonaparte qu’il n’allait plus cesser de croiser.

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         Napoléon conservait certainement un souvenir mitigé de son dernier long séjour sur son île natale, au point que le 6 avril 1814, quand le tsar Alexandre demanda à Caulaincourt de proposer à Napoléon le choix entre l’île d’Elbe et autre chose (cet ‘‘autre chose’’ pouvant être la Corse), le choix fut vite fait. Pourtant, n’aurait-il pas été mieux à Ajaccio ou encore ici, à Bonifacio, où existe toujours la maison ayant appartenu à ses ancêtres17, et n’aurait-il pas été ainsi dissuadé de se relancer à l’aventure ? Mais nous ne sommes pas ici pour réécrire l’histoire.

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NOTES
 

1 Héros et martyr de la lutte contre la ‘tyrannie génoise’ : «  Lorsque, dans ma péroraison, le curé martyr prononçait, de sa voix expirante et prophétique, le nom de Paoli, vengeur et conquérant de la liberté, toutes les fibres de cette âme sage, mais sentant et se démontrant non moins énergiquement, furent ébranlés au point qu’il me fit éprouver l’indicible bonheur de voir de grosses larmes couler sur ses joues vénérables ». Mémoires de Lucien Bonaparte.

2 Formule du professeur Jean Tulard.

3 Jacques Macé, Charles-Louis Huguet de Sémonville, un Talleyrand essonnien, Bulletin n°86, 2016, de la Société historique et archéologique de l’Essonne et du Hurepoix ( SHAEH).

4 Service historique de la Défense, Toulon. Rôle d’équipage de la frégate Junon, cote TO-2E6-0208/0223

5 Dans ses Mémoires, Lucien Bonaparte se présente à cette époque comme le secrétaire, l’homme de confiance de Pascal Paoli. Disons seulement qu’il lui arriva de se rendre au couvent du Rostino où Paoli se retirait et servit d’agent de liaison avec Ajaccio.

6 Les frères Bonaparte (Joseph, Napoléon, Lucien) étaient « des rares Ajacciens qui sussent le français » (Frédéric Masson).

7 Michel Vergé-Franceschi, Pozzo di Borgo, l’ennemi juré de Napoléon, Payot, 2016, Grand Prix de la Fondation Napoléon.

8 Publié le 19 mai 2018, à l’occasion de la Journée universitaire d’Histoire maritime de Bonifacio.

9 Dans son Napoléon inconnu, l’historien Frédéric Masson indique que Colonna Cesari était un neveu de Paoli. Cette information est erronée : remarque de Raphaël Lahlou.

10 Voir la communication de Michel Vergé-Franceschi, Les Bonaparte d’Ajaccio vendent la maison bonifacienne de leurs ancêtres, rue des deux-Empereurs.

11 Lettre n° 77, Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Fayard/Fondation Napoléon, Tome I, 2004.

12 Frédéric Masson et Guidi Biagi, Napoléon inconnu, papiers inédits, 1887.

13 Toutes les chronologies de Napoléon ‘‘au jour le jour’’ manquent de précision sur son activité au mois de mars 1793. On sait qu’il fut pris à parti et menacé par des marins de La Fauvette auxquels il avait reproché leur fuite.

14 Cette lettre, provenant d’archives privées, a été publiée en 1964 par l’historien napoléonien Guy Godlewski dans le n° 90 de la Revue de l’Institut Napoléon. Non détectée lors de l’édition en 2004 du Tome I de la Correspondance générale de Napoléon 1er, elle figure à titre de supplément dans le Tome XV, publié en mai 2018, lettre n° 3-S.

15 Lucien s’en vante lui-même dans une lettre à ses frères qui a été saisie.

16 On peut se demander si Sémonville n’a pas appliqué une méthode formalisée depuis par le Corse Charles Pasqua : « Quand vous êtes dans une situation embarrassante, il faut créer une affaire dans l’affaire, puis une autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien ». La mise en cause de Paoli par l’intermédiaire de Lucien lui aurait permis de régler son propre cas . . . . Mais certains pensent en revanche que Lucien Bonaparte était suffisamment excité et désireux de se mettre en avant pour qu’il n’ait pas eu besoin d’être poussé . . . .

17 Rue des Deux-Empereurs à Bonifacio, on peut toujours voir face à face la maison où séjourna en 1793 le futur empereur Napoléon et celle où l’empereur Charles-Quint passa deux nuits en 1541. Mais seule la maison Bonaparte est munie d’un interphone.

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