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L’Exhumation du corps de Napoléon à Sainte-Hélène

et le Retour de ses Cendres

Authentification du Médaillon du Dr Guillard

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       Après une captivité de cinq ans et cinq mois à Longwood House sur l’Ile de Sainte-Hélène, au milieu de l’Atlantique Sud, L’Empereur Napoléon 1er y décède le 5 mai 1821, non pas d’un empoisonnement comme certains s’ingénient à le supposer, mais d’une ulcération de la paroi stomacale ayant entrainé une hémorragie interne ferriprive. Le gouvernement anglais s’opposant au rapatriement de son corps en Europe, il est inhumé le 9 mai dans une profonde fosse maçonnée au lieu-dit Le Val du Géranium où coulait, et coule toujours, une source dont il appréciait particulièrement l’eau très pure.

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L’inhumation

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       La tombe est couverte de trois lourdes dalles ne portant aucune inscription car ses compagnons ne purent trouver un accord avec le gouverneur Hudson Lowe sur les mots à utiliser. Le corps habillé de l’informe de colonel des chasseurs de la Garde avec bottes et éperons, grand cordon de la Légion d’Honneur, médailles de la L.H et de la couronne de fer, fut inhumé dans un quadruple cercueil, de l’intérieur vers l’extérieur, en fer-blanc, en bois d’acajou ( ces deux cercueils étant considéré par les Anglais comme un cercueil de bois doublé d’une paroi métallique), d’un cercueil en plomb et d’un cercueil extérieur en acajou de meilleure qualité. Le cœur et l’estomac, prélevés lors de l’autopsie du 6 mai, enfermés avec de l’eau de vie dans une saucière et une soupière en argent, furent déposés dans le cercueil, les Anglais s’opposant à leur emport. Le 20 mai, les compagnons de l’empereur s’embarquèrent pour Londres où ils arrivèrent le 2 août 1815. Il s’agissait des généraux Bertrand et Montholon et de la comtesse Bertrand, du valet de chambre Marchand, du docteur Antommarchi, de l’abbé Vignali, des autres domestiques sauf le maitre d’hôtel Cipriani décédé à Longwood en février 1818. Le comte de Las Cases, le général Gourgaud et la comtesse de Montholon étaient revenus bien avant, respectivement en 1816, 1818 et 1819.

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       La nouvelle du décès était parvenue à Londres le 4 juillet, à Paris le 5, à Rome le 7. Madame Mère eut le plus grand mal à accepter la nouvelle mais, ensuite, s’adressa à l’empereur d’Autriche, au pape, au Tsar pour réclamer la restitution du corps de son fils. Cette demande fut appuyée par de nombreuses personnes dont, avec beaucoup de fougue, le général Gourgaud, ainsi que les généraux Bertrand et Montholon près de la cour de Londres. Napoléon n’avait-il pas écrit dans son testament : « Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé ».

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La mission de Sainte-Hélène

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     Les Anglais disaient ne pas y être opposés mais encore faudrait-il obtenir l’accord de toutes les puissances signataires du Congrès de Vienne, dont la France de Louis XVIII, ce qui n’était pas évident. Donc, jusqu’en 1830 ces demandes restèrent du domaine des vœux pieux, malgré la pression de nombreux auteurs et journalistes développant la Légende impériale.

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     L’espoir renait avec la Monarchie de Juillet. Les pièces de théâtre évoquant les campagnes napoléoniennes et le rapatriement de son corps connaissent un immense succès populaire. Chaque année, à l’ouverture des Chambres, un ou plusieurs députés demandent l’inscription à l’ordre du jour de la session du Retour des Cendres, comme on dit, de l’Empereur. On passe à la suite mais la pression persiste. Le roi Louis-Philippe, ancien général de la République, est en son for intérieur un admirateur de l’œuvre impériale, mais il doit tenir compte de la situation politique. Il va faire terminer en 1833 l’Arc de triomphe de l’Etoile, réinstaller une statue de Napoléon au sommet de la colonne Vendôme et en 1836 faire venir l’Obélisque de Louksor, puissante évocation de la campagne d’Egypte. En 1839, Lamartine déclare : La France est une nation qui s’ennuie (ce qui nous rappelle le « La France s’ennuie » du journal télévisé d’avril 1968). Elle va bientôt se réveiller.

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     En 1840, une situation favorable va se présenter. La France et la Grande-Bretagne ont des intérêts divergents en Egypte et au Liban. Pour éviter un conflit, il serait intéressant de trouver un thème d’action commun. Le premier ministre français est Adolphe Thiers qui publie les derniers volumes de sa monumentale Histoire du Consulat et de l’Empire. Quelle meilleure promotion pour cette œuvre qu’un retour du corps de l’Empereur ? Thiers en persuade Louis-Philippe et Guizot - notre ambassadeur à Londres - est invité à pressentir le gouvernement britannique en ce sens. Le premier ministre Palmerston, très pragmatique, ne voit pas d’inconvénient à se débarrasser, dira-t-il, de ces quelques os.

Si bien que le 12 mai 1840, à la Chambre, le ministre de l’Intérieur, M. de Rémusat, interrompt une discussion sur les sucres pour déclarer : « Le roi ordonne à S.A.R. le Prince de Joinville de se rendre avec sa frégate à l’île de Sainte-Hélène pour y recueillir les restes mortels de l’Empereur Napoléon ».

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     La stupeur pour les uns, la joie pour les autres sont immenses. Immédiatement, une discussion s’engage sur le montant du crédit à y consacrer, sur le lieu futur de l’inhumation : les propositions abondent : Saint-Denis, la colonne Vendôme, l’Arc de Triomphe, . . . Finalement le Dôme des Invalides reçoit le maximum de suffrages.

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     La mission va être confiée au Prince de Joinville, troisième fils du roi et très populaire officier de marine. On va lui adjoindre un diplomate, qui sera en réalité le véritable chef de la mission, le comte de Rohan-Chabot, attaché d’ambassade à Londres. Ce sont deux jeunes hommes de 22 ans qui se connaissent bien, toujours prêts à faire la fête et ils ne vont pas s’en priver pendant un voyage de plus de trois mois jusqu’à Sainte-Hélène. Ainsi le retour du corps de Napoléon est confié au petit-fils d’un émigré et au petit-fils d’un régicide. Ironie de l’Histoire !

On fait préparer un très lourd et volumineux sarcophage en ébène, doublé de plomb, pour recueillir la dépouille exhumée.

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     On lance l’idée d’associer à la mission certains des anciens compagnons de l’Empereur à Sainte-Hélène. On sélectionne ainsi le général Bertrand, le général Gourgaud, le valet de chambre Marchand (exécuteur testamentaire). Emmanuel de Las Cases va remplacer son père, âgé et aveugle. Bertrand va emmener son fils Arthur, né à Sainte-Hélène. Les deux aumôniers corses de Longwood étant décédés, on décide d’embarquer pour célébrer l’office funèbre, l’abbé Félix Coquereau, personnage haut en couleur et prédicateur préféré de la reine Marie-Amélie. Il est prévu de procéder à une identification des restes, ce qui nécessitera l’application de mesures sanitaires, mais on considère que le médecin de la Belle Poule pourra exécuter cette tâche. Il s’agit du chirurgien-major Rémy Guillard, originaire de Quimper, dont nous aurons longuement l’occasion de reparler. A la demande des généraux Bertrand et Gourgaud, on emmène également cinq des anciens domestiques de Longwood : les valets Saint-Denis et Noverraz, le chef d’office Pierron, le cocher Archambault, ainsi que le maitre d’hôtel Coursot. Par contre, on écarte le général de Montholon, comploteur et ruiné qui vit en exil en Angleterre.

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Le voyage aller

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     Tous les membres de la mission se rassemblent à Toulon dans les premiers jours de juillet pour embarquer à bord de la frégate la Belle Poule, qui va être accompagnée de la corvette La Favorite. Lancée en 1834, la Belle Poule est le dernier et plus beau modèle de frégate à voile, au moment où apparaissent les premiers navires militaires mixtes (marchant à voile et à vapeur). Son commandant, le prince de Joinville, a pour second le capitaine de vaisseau Hernoux, pour aide de camp le lieutenant de vaisseau Touchard. La Favorite était commandée par le capitaine de frégate Charner. Tous avaient conscience d participer à une mission historique, mais avaient aussi l‘intention de bien profiter des cinq mois qu’on leur accordait puisqu’on leur demandait de revenir à Cherbourg avec leur précieux dépôt début décembre pour l’ouverture des Chambres.

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       Le voyage aller pourrait s’appeler : la Croisière s’amuse. On appareille le 7 juillet et la première escale a lieu à Cadix du 15 au 21juillet. Tous en profitent pour visiter la ville et faire provision d’agréables souvenirs. Le général Gourgaud, malgré ses 58 ans, n’est pas le dernier. Du 24 au 26 juillet, escale à Madère, aussi joyeuse, bien que le général Gourgaud fasse une chute de cheval et doive se faire soigner par le docteur Guillard. Enfin, on arrive le 28 juillet à Ténériffe pour y célébrer le dixième anniversaire des Trois Glorieuses. Les plus jeunes font une difficile ascension du pic de Ténériffe ( 3 711 mètres quand même). Le général Bertrand s’y fait hisser par deux matelots.

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      On appareille le 2 août. Le projet du prince est de descendre par le golfe du Guinée jusqu’au Cap pour y renouveler ses approvisionnements et de remonter avec les vents porteurs. Le 20 août,on franchit l’équateur avec les traditionnelles fêtes à bord mais le vent et les courants entrainent les navires trop à l’ouest et compromettent l’arrivée au Cap dans les délais. Le Prince décide donc d’aller faire étape à Bahia au Brésil où ils arrivent le 28 août. Tous apprécient et décrivent dans leurs journaux le cadre enchanteur. On repeint la frégate en noir. La plupart des passagers en profitent pour se reposer mais le prince et ses officiers, en remontant un fleuve en pirogue, sèment l’émoi dans une tribu indienne qui les fait prisonniers. Les autorités locales doivent intervenir et on a frisé l’incident diplomatique. Enfin, l’appareillage pour la dernière étape a lieu le 14 septembre. On sort de la cale le cercueil d’ébène, on vérifie le fonctionnement de son couvercle et on le dispose dans une chapelle funéraire dans l’entrepont. Le 4 octobre, l’île de Sainte-Hélène est en vue et le 8 octobre La Belle Poule mouille devant Jamestown, comme le Northumberland vingt-cinq ans plus tôt. Un troisième navire français, le brick l’Oreste, parti du Havre, amenant un plombier et un pilote de la Manche, est déjà en rade. La Belle Poule est donc attendue par les autorités anglaises.

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     Le commissaire Rohan-Chabot et le Prince s’entretiennent courtoisement avec le gouverneur britannique pour mettre au point la procédure d’exhumation et la cérémonie de remise des restes, tandis que les membres de la mission retrouvent avec émotion certains de leurs amis de vingt ans, se rendent par petits groupes sur le site de la tombe, surveillé et bien conservé, avant de monter à Longwood où ils sont scandalisés, horrifiés par l ’état d’abandon et de délabrement où se trouvent leurs anciens logements et l’appartement de l’empereur, transformés en bâtiments agricoles.

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L’exhumation

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     Les Anglais sont un peu étonnés de la demande française d’ouverture de cercueils. Officiellement, il s’agit de s’assurer de l’état sanitaire de leur contenu et d’éviter le transport d’un foyer d’infection. Mais la consigne donnée par Thiers est aussi de vérifier que les Anglais ne se sont pas depuis vingt ans livrés à quelque entourloupe et que la tombe n’a pas été profanée. On s’attend à trouver un squelette mais on connait l’état de la dentition de Napoléon en 1821, ainsi que la liste des objets déposés dans le cercueil.

La remise du cercueil à la France est fixée au 15 octobre, jour du 25e anniversaire de l’arrivée du Northumberland. Tous ceux autorisés à participer à l’exhumation se rendent à la Tombe à minuit car les travaux risquent d’être longs. Les membres de la mission sauf le prince de Joinville qui resta à bord pour accueillir le précieux dépôt. Les travaux seront exécutés par des ouvriers anglais entourés de soldats portant des torches, accompagnés de plusieurs personnes qui avaient assisté à l’inhumation 19 ans plus tôt. On commence par faire tomber la grille entourant la tombe et on enlève les trois dalles couvrant la sépulture. On constate alors un certain affaissement car les deux mètres de terre mis dans la fosse se sont tassés. Sous une pluie fine et pénétrante on accède à quatre heures du matin à un lit de ciment romain épais de 25 cm, armé de barres de fer, que l’on attaque au burin alors que la pluie redouble de violence. Comme on redoute de ne pas y arriver, on décide alors de creuser une fosse sur le côté pour éventuellement retirer le cercueil latéralement. Finalement, à 8 heures, le ciment cède et apparait la longue dalle posée au-dessus du cercueil. Une chèvre est installée pour la remonter, en l’agrippant avec des griffes métalliques.

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      A 9 heures et demie, la dalle est retirée et le cercueil d’acajou apparait, intact semble-t-il. Il repose sur une autre dalle elle-même posée sur des plots de pierre hauts d’une trentaine de cm. Tout ceci est parfaitement cohérent avec les souvenirs des témoins de l’inhumation. Le docteur Guillard descend dans la fosse, constate qu’aucune odeur ne s’en échappe et fait percer deux trous dans le cercueil, un au pied et un à la tête, pour le cas où il aurait été en pression. L’abbé Coquereau prononce un De Profundis. Le cercueil est alors remonté et transporté dans une tente installée à proximité et posé sur une table, à côté du sarcophage apporté de France et amené la veille.

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     Les vis du cercueil d’acajou sont oxydées, impossibles à dévisser et on décide de découper deux côtés pour extraire le cercueil de plomb qui est transporté dans le cercueil de plomb du sarcophage et qui, heureusement, est un peu plus grand. Le couvercle est découpé ce qui dégage le dessus du second cercueil en bois d’acajou dont les vis peuvent être retirées. Apparait alors l’ultime cercueil en fer-blanc. Il est 12 H 30. Arrive le gouverneur militaire de l’île qu’on prévenait au fur et à mesure de l’avancement des travaux. Entre en action le plombier Leroux vené spécialement qui retire délicatement le couvercle de fer blanc. L’émotion est intense, tous tentent de s’approcher et de jeter un œil mais seul le docteur Guillard est autorisé à intervenir. On ne voit qu’une forme blanche car le voile de satin ouaté qui garnissait l’intérieur du couvercle de fer-blanc s’était détaché et couvrait la dépouille. Le docteur Guillard prend ce voile aux pieds et le roule lentement jusqu’à la tête, où il observe que le voile adhère au front du corps qui est apparu progressivement. On voit d’abord les bottes dont le bout est décousu et laisse voir quelques orteils, le chapeau posé sur les cuisses, l’uniforme de colonel des chasseurs de la Garde qui a conservé ses couleurs, les décorations, le grand cordon de la Légion d’honneur et enfin le visage parfaitement identifiable, bien conservé, parcheminé, seul le nez est un peu écrasé. Certains croient même voir le sourire un peu sardonique du masque diffusé par Antommarchi depuis quelques années. La saucière et la soupière contenant le cœur et l’estomac sont coincés entre les jambes et adhérents. L’émotion est intense. Le général Bertrand qui, avant la fermeture, avait pris la main droite pour la baiser et l’avait reposée sur la cuisse au lieu de remettre le bras le long du corps, la retrouve exactement dans la même position. Malheureusement, le fils Las Cases n’avait pas apporté le daguerroscope qui avait été embarqué sur la Belle Poule ou il ne savait pas le faire fonctionner. Et le temps détestable n’aurait sans doute pas permis de prendre un cliché. Quelques années plus tard, on aurait eu une photo !

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     Aussitôt des voix s’élèvent pour demander de refermer car l’air ambiant et humide risque de détruire rapidement des restes aussi bien conservés. Le docteur Guillard remet en place en le déroulant le voile de satin et le plombier Leroux remet en place le couvercle de fer-blanc, ressoude le premier cercueil de plomb, puis le second. Et on referme le couvercle du sarcophage d’ébène. L’ouverture a duré moins de trois minutes. Les plus importantes minutes de sa vie, dira le docteur Guillard.

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     Au cours de cette opération, s’est produit un incident passé inaperçu et qui est en fait le motif de ma présence parmi vous ce soir. Mais je le réserve pour ma conclusion.

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     Pendant que le docteur Guillard se retire dans un coin de la tente pour rédiger à chaud le brouillon de son rapport d’exhumation, le sarcophage pesant environ 1200 kg est transporté par 24 soldats jusqu’à la route et déposé sur le corbillard, constitué d’un train de charrette. L’abbé Coquereau prend la tête du cortège, encadré par deux mousses de la Belle Poule désignés comme enfants de chœur. Personnalités françaises et anglaises suivent à pied sur la route jusqu’à Jamestown tandis que les navires en rade tirent de minute en minute des coups de canon. La garnison de l’île est disposée de chaque côté du chemin, le fusil sous le bras en signe de deuil. Toute la population de l’île, qui se souvenait avec bonheur de ce gouverneur Hudson Lowe qui avait tant fait pour améliorer ses conditions de vie, s’était depuis une semaine enthousiasmée pour ce retour des Français. Elle assistait au cortège depuis les collines environnantes et se regroupait ensuite derrière lui. A 17 h 30, le cortège arriva sur le quai de Jamestown. Le Prince de Joinville, en grand uniforme attendait et le gouverneur Middlemore, dans un français approximatif, lui remit officiellement, au nom de la Grande-Bretagne, le corps de l’Empereur Napoléon. Il en accusa réception au nom de la France.

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       Le lourd sarcophage est chargé sur une chaloupe de la Belle Poule à vingt-quatre avirons, dont le prince prend lui-même le gouvernail, tandis que flotte à son mat un immense pavillon tricolore cousu et offert par les dames de Sainte-Hélène. A 18 h 30, alors que le soleil se couche, le sarcophage estt hissé à bord de la Belle Poule et déposé dans un catafalque installé à l’arrière, puis le lendemain, après l’office religieux dans une chapelle ardente dans l’entrepont.

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Le voyage retour

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     Les restes de l’Empereur pouvaient prendre la route de France. Ce ne fut pas si simple : on apprit, en croisant un navire venant d’Europe, que le prince Louis-Napoléon, avec le général de Montholon, avait fait le 6 août une tentative de coup d’Etat à Boulogne et qu’ils se trouvaient tous deux incarcérés au fort de Ham, et surtout que la crise au Moyen-Orient avait provoqué une vive tension entre la France et la Grande-Bretagne et qu’on se trouvait au bord de la guerre. Le Prince fit mettre la frégate en configuration de combat, préférant couler avec son précieux chargement plutôt que de le rendre aux Anglais. Le voyage se passe sans encombre, en passant au large  des Açores.

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      Le 30 novembre, la frégate arrive à Cherbourg et on apprend que la tension est retombée, que Soult a succédé à Thiers au gouvernement. Il faut maintenant organiser le transfert à Paris et la ferveur populaire est telle que le gouvernement craint des manifestations incontrôlables lors d’un transfert terrestre. On décide donc d’employer la voie fluviale, pour une grandiose manifestation à Paris le 15 décembre. Le 8 décembre, le sarcophage est transféré à bord du bateau à vapeur Normandie qui passe au Havre et remonte la scène jusqu’au Val de la Haye, où le sarcophage est transféré à bord d’un petit vapeur la Dorade 3, car la cheminée du Normandie ne passait pas sous les ponts. La flottille passe le 10 à Rouen, le 11 à Vernon, le 12 à Mantes et Poissy, le 13 à Maison et arrive le 14 à 15 h. au pont de Courbevoie. De jour en jour, la foule a été de plus nombreuse sur les rives et ce n’est rien à côté de ce qui va se passer le lendemain.

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Le 15 décembre 1840

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       Il fait un froid glacial et cela n’a pas empêché des milliers de vétérans de la Grande Armée, revêtus de leurs vieux uniformes, de venir bivouaquer sur ia rive de Courbevoie et dans les jardins des Champs-Elysées..Le sarcophage est transféré dans le soubassement d’un énorme catafalque qui passera avec peine sous l’Arc de Triomphe et le cortège démarre de Courbevoie à 10 h 30 et descend au milieu d’une foule immense les Champs-Elysées où les balcons ont été loués à prix d’or par les épouses des maréchaux et ministres de l’Empire. Il tourne devant l’Obélisque de Louksor, franchit la Seine et rejoint l’Esplanade des Invalides ou des tribunes pour plus de 80.000 personnes ont été installées. Victor Hugo vous a raconté tout cela avec beaucoup plus de talent que moi. Les marins de la Belle Poule portent le sarcophage jusqu’à l’Eglise Saint-Louis où le Prince de Joinville le remet à son père le roi Louis-Philippe. Il est installé dans la chapelle Saint-Jérôme des Invalides, là où la reine Victoria viendra s’incliner avec son fils en 1858 avant que le sarcophage ne rejoigne en 1861 son emplacement définitif dans la crypte spécialement construite, sous le Dôme.

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Rien ne pourra plus arrêter la Légende.

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L’affaire du médaillon

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      Les membres de la mission, les officiers de la Belle Poule, tous avaient été pris d’une véritable frénésie de reliques. Les saules autour de la tombe furent dépouillés de leurs feuilles, un tronc de saule mort fut emporté et découpé. Le cercueil d’acajou non réutilisé fut partagé entre les membres de la mission. On en trouve de gros morceaux dans les musées napoléoniens comme ceux de Châteauroux et de l’île d’Aix. Les dalles du tombeau furent embarquées et sont aujourd’hui dans le petit jardin des Invalides. A Longwood House, chacun sortait son couteau pour découper un bout de boiserie ou de ce qui restait de papiers peints. Dans cette quête, le docteur Guillard ne fut pas le dernier : il ramena une bonne dizaine de souvenirs de ce type qu’il fit mettre sous globe par sa fille en lui demandant, dans son testament, de remettre celui-ci au Musée-Bibliothèque de Quimper, sa ville natale où il s’était retiré. Malheureusement ce globe y a été volé dans les années 1890.

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     En 1936, après le décès d’un riche collectionneur d’art et d’objets napoléoniens, on remet au Musée de l’Armée un médaillon contenant selon la description faite au verso un fragment d’épiderme du front de Napoléon, provenant, dit-on, du docteur Guillard. Ce médaillon va être exposé jusqu’en 2010 avec  toutes les reliques de Sainte-Hélène conservées au Musée de l’Armée et qui sont aujourd’hui dans les réserves. Les conservateurs ont un certain temps rechigné à présenter le médaillon en exposition temporaire car mettant en doute son authenticité faute d’une traçabilité suffisante. C’est alors que je suis entré en piste et ai entrepris une recherche qui a duré près de dix ans !

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      Curieusement, Guillard, qui n’était pas membre de la mission officielle mais était intervenu en marge de sa fonction de médecin de la Belle Poule, avait été négligé par les nombreux historiens qui ont publié sur le Retour des cendres. J’ai donc d’abord reconstitué sa vie et sa carrière. Né en 1799, natif de Quimper, il s’est engagé à l’âge de 17 ans dans la marine après des études médicales, fait une belle carrière, décoré de la Légion d’honneur pour son dévouement lors d’épidémies, et est sélectionné pour devenir le chirurgien-major du prince de Joinville à bord de la Belle Poule. Deux fois veuf, retiré en 1853 à Ergué-Armel, petit village à côte de Quimper où il devient maire et notable, il meurt en 1869, laissant pour héritière sa fille Julie. En 1955, vivait encore à Quimper deux célibataires, les demoiselles Bourla, petites-filles de Julie Guillard, qui possédaient quelques souvenirs de leur arrière-grand-père dont, nous apprend la presse de Quimper de l’époque, un manuscrit du voyage à Sainte-Hélène et du récit de l’exhumation sous forme de lettres à son épouse. Mais on perdait la trace de ce manuscrit en 1959 et on pouvait craindre qu’il n’ait été détruit.

 

        J’en avais fait mon deuil et j’ai publié en 2016 les résultats de mes recherches qui permettaient de conclure à l’authenticité du médaillon sans pouvoir en apporter la preuve absolue, dans le bulletin de la Société royale belge d’Etudes napoléoniennes. C’était en effet délicat à publier à Paris et j’ai fait comme Victor Hugo (excusez ma modestie), j’ai publié à Bruxelles !

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        Nota : On peut trouver en détail le récit de cette enquête sur mon site perso : www.jacqmace.wixsite.com/histoires , rubrique Articles, article Le Médaillon du Dr Guillard.

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       Or, début 2017, le Ciel, ou plutôt Internet, est venu à mon secours et m’a amené ici à Montpellier. J’ai en effet découvert, ce qui m’avait jusqu’alors échappé, que Julie Guillard avait eu une seconde fille, devenue Mme Ange Nouët, qui avait quitté la région de Quimper, mais que l’un des fils de celle-ci avait récupéré le manuscrit du docteur Guillard au décès de ses cousines Bourla. Il en avait fait une transcription, dactylographiée par sa fille Marie-Armelle, épouse du professeur Roger Jean, éminent pédiatre, professeur à la Faculté de Médecine de Montpellier. Certaines des personnes présentes dans cette salle ont peut-être été ses élèves ou ses patients ?

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       Le Pr Jean était également membre de la Société d’Histoire de la Médecine. Il a été fort intéressé par l’histoire de l’ancêtre de son épouse et a réalisé une étude du document familial, en historien et même en psychologue. En effet, la plupart des participants à la mission de 1840 ont publié dès 1841 leurs souvenirs de la mission de Retour des Cendres. Tous ces récits d’Arthur Bertrand, de Las Cases fils, de l’abbé Coquereau, du général Gourgaud, etc. sont essentiellement chronologiques et se ressemblent beaucoup. Mais les lettres de Guillard en diffèrent car elles comportent en plus une fine analyse psychologique du comportement des membres de la mission aux caractères affirmés dans une situation d’isolement à bord de la frégate pendant une période de cinq mois. Roger Jean a fort bien perçu l’originalité du document et a restitué les perspicaces réflexions du Dr Guillard. Malheureusement, pourrait-on dire, il a publié son article en 1980 dans la Revue Histoire des Sciences médicales et, du fait des cloisonnements des recherches scientifiques, ce document est resté ignoré des nombreux historiens qu depuis 35 ans ont écrit sur le retour des Cendres.

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      Et dans l’étude du Pr Jean rien qui  puisse justifier l’existence du médaillon. Mais tout récemment l’un des descendants de la famille Nouêt a accepté de remettre à la Fondation Napoléon un exemplaire de la copie dactylographiée du journal du Dr Guillard. J’ai pu ainsi en prendre connaissance et ce fut le jackpot ! J’ai ainsi trouvé un paragraphe de trois lignes qui n’avait pas été remarqué par le Pr Jean (car celui-ci ignorait l’existence du médaillon). Après avoir raconté à sa femme l’identification du corps, à peu près dans les mêmes termes que ceux qui figurent dans son rapport officiel, il ajoute :

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« Je remis le satin ouaté à sa place, je versai dessus une petite quantité de créosote, puis je fis rabattre le couvercle en fer blanc. En examinant tôt après ma main droite, j’y trouvai qu’une portion de cette matière blanche* y était restée. Je la ramassai très précieusement ; elle venait du front ».

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*débris de satin ouaté collé à la peau du front et arraché lors de l’enroulement du voile.

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     Il essaie donc d’expliquer qu’il a ramassé ce débris (dont il a par la suite séparé le fragment d’épiderme) presque par inadvertance. Mais l’intérêt pour nous est que ces phrases justifient l’existence du médaillon. Ce médaillon a dû être porté par sa première épouse, qu’il adorait comme en témoignent ses lettres, puis par sa fille Julie près de laquelle il termina sa vie. Les hasards de l’existence ont fait ensuite tomber le médaillon entre les mains d’un grand collectionneur dont il n’est ressorti que soixante-dix ans plus tard.

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       En arrivant avec la Belle Poule au large de Cherbourg, Guillard écrit dans sa dernière lettre à son épouse : «  Oui, Mon Eléonore, notre nom sera désormais immortel. Tant que l’on parlera du grand Héros, on parlera du docteur qui en fit l’exhumation, alors que ses restes ont été rendus à la France ».

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      En rendant ainsi hommage ce soir au Dr Guillard, nous contribuons à l’exécution de son vœu que le nom de celui qui a été le dernier à toucher le corps de l’Empereur reste immortel. ET rien ne s’oppose plus à ce que lors de la prochaine exposition aux Invalides, consacrée à l’exil et à la mort de l’Empereur, en 2021 en principe, le médaillon du Dr Guillard soit sorti des réserves du Musée et présenté au public.

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