Jacques Macé
Mes histoires, napoléoniennes et autres
Châtillon, Congrès de la dernière chance ou jeu de dupes
En un an, du départ de Napoléon de Saint-Cloud le 15 avril 1813 à ses adieux de Fontainebleau le 20 avril 1814, l’Empire s’écroule. Pendant ces douze mois, le Grand écuyer et diplomate Armand de Caulaincourt, déjà au côté de l’Empereur lors de son pénible retour de Russie[1], va tenter grâce à ses relations personnelles avec le tsar Alexandre 1er et le prince de Metternich, chancelier de l’empereur d’Autriche, de sauver ce qui peut l’être, d’éviter la dissolution et la chute de l’Empire français.
Manœuvré aussi bien par Napoléon que par ses adversaires mais en ayant pleinement conscience, Caulaincourt n’abandonnera pas un combat diplomatique qui n’aura pas plus de succès que celui des armes et dont les péripéties ont eu un moindre écho que les batailles de la campagne de France (durant lesquelles se déroulait en parallèle le Congrès de Châtillon).
L’armistice de Pleiswitz
En quatre mois, Napoléon a vidé les dépôts d’hommes et de matériel, lancé la mobilisation de 300 000 hommes des classes 1813 et 1814, reconstitué une armée dont il prend le commandement à Erfurt le 26 avril 1813. Car le roi de Prusse, amputé de la moitié de ses territoires depuis Tilsit, a rejoint le tsar Alexandre, lui-même décidé à venger la destruction de Moscou, dans une croisade dont ils ne savent pas encore si elle s’arrêtera sur les rives du Rhin ou dans les rues de Paris.
Napoléon à retrouvé tout son punch. Le 2 mai, il défait les Prussiens à Lutzen et établit son quartier général à Dresde, chez son allié le roi de Saxe. Les 20 et 21 mai, il bat les Russes commandés par Alexandre en personne à Bautzen et Würschen. Mais l’absence de cavalerie[2] l’empêche de poursuivre l’ennemi et de concrétiser sa victoire. Tant Napoléon pour reconstituer ses forces que ses adversaires pour revoir l’organisation de leur alliance sont favorables à une suspension d’armes, d’autant que Metternich, au nom du beau-père de l’empereur des Français, se propose d’effectuer une médiation entre les deux camps. Caulaincourt mais aussi Berthier, Ney, Macdonald, etc. font pression sur Napoléon car ils voient là une opportunité de mettre fin à la folie[3] de l’Empereur et d’aboutir à une négociation globale entre les souverains européens. Maret, ministre des Relations extérieures, étant resté à Paris, Caulaincourt est chargé de rencontrer M. de Bubna, envoyé de Metternich, le général russe Schouvarov et le général prussien von Kleist ; ils concluent le 4 juin à Pleiswitz un armistice d’un mois, destiné en principe à permettre l’ouverture de négociations. Commence alors un jeu de dupes qui va durer dix mois durant lequel affrontements militaires et contacts diplomatiques vont s’enchevêtrer.
Le Grand Duché de Varsovie est occupé par les Russes, la situation en Espagne est on ne peut plus critique[4]. Pour Caulaincourt et ses semblables, il faut tracer une croix sur ces conquêtes, envisager l’abandon de la Hollande et des Provinces Illyriennes, la dissolution de la Confédération du Rhin, pour sauver si possible le royaume d’Italie, préserver celui de Naples et empêcher l’Autriche de se joindre à la coalition. La paix serait à ce prix. Napoléon n’est encore prêt à aucun abandon et entend utiliser la trêve pour reconstituer ses forces. Il s’imagine cependant pouvoir jouer de la corde sensible du sort de l’Impératrice Marie-Louise et de son fils dans l’esprit de l’empereur d’Autriche mais à ce jeu il ne sera pas le plus habile. Le 26 juin, il reçoit le médiateur Metternich : leur entrevue va durer neuf heures[5]. Napoléon, fort de ses succès de Lutzen et de Bautzen, se montre particulièrement arrogant, menaçant l’Autriche d’une troisième occupation si elle rejoignait la coalition. Le ministre autrichien lui démontre sur un ton ironique l’irréalisme de ses prétentions et la faiblesse de sa position militaire. Interloqué par cette résistance, Napoléon évite de rompre les ponts. Caulaincourt, présent dans le salon de service, entend leur dernier échange lorsque la porte s’ouvre :
- Nous nous reverrons, je l’espère, dit Napoléon.
- A vos ordres, Sire ; mais je n’ai pas l’espoir d’atteindre le but de ma mission.
- Eh bien, reprit Napoléon en frappant sur l’épaule du ministre, savez-vous ce qui arrivera ? Vous ne me ferez pas la guerre.
- Vous êtes perdu, Sire. J’en avais le pressentiment en venant ici ; maintenant que je m’en vais, j’en ai la certitude.
Napoléon et Metternich se reverront le 30 juin et décideront alors de la prolongation de la suspension d’armes jusqu’au 10 août, avec tenue d’un congrès à Prague. Nommé plénipotentiaire, Caulaincourt croit comprendre que Napoléon se résignerait à l’abandon du Duché de Varsovie et des Provinces Illyriennes mais reçoit de Maret des instructions qui ne lui laissent aucune marge de manœuvre alors que Napoléon, semblant se désintéresser de l’affaire, part à Mayence pour y retrouver l’Impératrice Marie-Louise. Le Congrès de Prague ne s’ouvre que le 29 juillet et Metternich administre à Caulaincourt une douche froide en lui présentant les conditions préliminaires de la coalition : dissolution du duché de Varsovie, rétablissement de Hambourg et Lubeck comme villes libres, renonciation au protectorat de la Confédération du Rhin, rétablissement de la Prusse dans ses frontières de 1805, cession de l’Illyrie à l’Autriche. Caulaincourt rejoint Dresde où il s’enferme tout un jour avec l’Empereur. Finalement, le 8 août, ce dernier décide de le renvoyer à Prague pour y faire quelques concessions. Mais, avant même le retour du ministre, les Alliés déclarent que la trêve expire le 10 août à minuit et l’Autriche annonce qu’elle rejoint la coalition. Après avoir tenté une ultime et vaine démarche auprès du grand maréchal comte Tolstoï qu’il considérait comme un ami personnel, Caulaincourt regagne Dresde avec dans l’âme une sensation de gâchis.
Les bases de Francfort
La guerre reprend, marquée par la victoire de Dresde après trois jours de rudes combats mais les espoirs alors nés s’écroulent un mois plus tard à Leipzig. La défection des Saxons, la destruction du pont sur l’Elster entraînant la perte de notre artillerie constituent une véritable catastrophe. L’Empereur décide de rentrer dans sa capitale et arrive à Saint-Cloud le 5 novembre. L’invasion du territoire national semblant maintenant inévitable, de nombreuses voix s’élèvent aussi bien parmi les maréchaux que parmi les dignitaires de l’Empire pour critiquer la politique appliquée depuis le mois de juillet. Pour éviter de mettre directement l’Empereur en cause, elles font du duc de Bassano leur bouc émissaire.
Le 24 novembre commence une étrange affaire avec l’arrivée à Paris du comte de Saint-Aignan, beau-frère du duc de Vicence. Diplomate, ministre de France à Weimar, Saint-Aignan avait reçu la visite de Napoléon et Caulaincourt sur leur route de retour de Russie et était demeuré à ce poste. La ville fut envahie par les Autrichiens le 24 octobre et il s’attendait à être expulsé. Or il est conduit de vive force à Francfort où les Alliés avaient établi leur quartier général et discutaient de leurs buts de guerre. Il est alors chargé par Metternich, avec l’accord tacite de lord Aberdeen, diplomate anglais présent, de porter à Paris un message verbal constituant ce qu’on a appelé les bases de Francfort. Elles laissaient entrevoir un accord de paix moyennant la fixation des frontières de la France à celles de 1793, c’est-à-dire le Rhin, les Alpes et les Pyrénées (les limites ‘‘naturelles’’). La nouvelle se répand et tous les ministres, à l’exception de Maret, pressent Napoléon d’accepter d’ouvrir une négociation sur ces bases. Réticent mais se résignant à satisfaire l’opinion, Napoléon décide de sacrifier Maret qui redevient secrétaire d’Etat et de nommer Caulaincourt ministre des Relations extérieures.
A en croire les Mémoires du duc de Vicence, cette nomination donne lieu à une sorte de vaudeville. Car, informé de l’intention de Napoléon, Caulaincourt lui répond que le prince de Talleyrand lui semble plus compétent pour ce poste et que lui-même n’aspire qu’à épouser la femme de sa vie, Madame de Canisy, à laquelle l’Empereur refuse depuis plusieurs années l’autorisation de divorcer pour se remarier. Napoléon charge alors à trois reprises Caulaincourt d’aller chez le prince de Talleyrand lui demander de reprendre le poste de ministre à la condition d’éloigner son épouse dont l’Empereur ne voulait absolument pas imaginer la présence au ministère. Le prince de Bénévent accueille cette proposition avec ironie et se félicite que la condition posée par l’Empereur lui permette de la décliner. Il incite fortement Caulaincourt à accepter le poste, soulignant que les excellentes relations de celui-ci avec Alexandre et Metternich constituaient l’unique possibilité de parvenir à un accord de paix. En apprenant le refus de Talleyrand, Napoléon parait soulagé et déclare à Caulaincourt que c’était un ordre d’accepter le ministère, qu’il serait le seul plénipotentiaire pour les futures négociations et, qu’une fois cela terminé, il ne s’opposerait plus au divorce de Madame de Canisy. Le 30 novembre, le duc de Vicence est donc nommé ministre des Relations extérieures, le général Bertrand prenant la fonction de grand maréchal du Palais[6].
Le 2 décembre, Caulaincourt écrivit à Metternich que l’Empereur adhérait aux idées générales du message transmis par Saint-Aignan. Mais un mois s’était écoulé et lord Castlereagh, ministre anglais et le financier de la coalition, avait fait savoir à ses alliés son déplaisir de l’initiative autrichienne, que l’application des bases de Francfort permettrait à Napoléon de demeurer sur son trône - « qu’Anvers demeurerait un pistolet braqué sur le cœur de l’Angleterre » - alors que les objectifs de guerre devaient être son renversement et la mise en place d’un nouveau régime en France.
En fin diplomate, Metternich répondit une semaine plus tard à Caulaincourt que les empereurs de Russie, d’Autriche et le roi de Prusse trouvaient l’adhésion française bien tardive mais qu’il allait proposer aux membres de la coalition, y compris Lord Castlereagh qui prenait le chemin du continent, l’ouverture de conférences préliminaires à la paix, à Mannheim vraisemblablement. Prenant ce message à la lettre, Caulaincourt, accompagné de M. de la Besnardière, chef de bureau au ministère, quitte Paris le 5 janvier 1814 mais ne peut dépasser Lunéville car entretemps la situation militaire a bien évolué. Le 21 décembre, les Autrichiens ont passé le Rhin près de Bâle. Le 1er janvier, les Prussiens de Blücher l’ont franchi à la hauteur de Mayence et de Coblence et les troupes autrichiennes ont envahi la Franche-Comté. Par ailleurs, le maréchal Soult, qui a dû évacuer l’Espagne, s’est replié à Bayonne tandis que Murat, roi de Naples, qui ne pensait qu’à la sauvegarde de son trône, négociait avec les Alliés.
A la demande de passeports envoyée par Caulaincourt, Metternich répond qu’un lieu de réunion lui serait fixé plus tard, après l’arrivée du Tsar et de Castelreagh. Le duc de Vicence rétrograde donc jusqu’à Nancy, puis à Saint-Dizier où, le 20 janvier seulement à l’hôtel du Soleil d’Or, il est informé que le congrès prévu se réunirait à Châtillon-sur-Seine et que les avant-postes autrichiens allaient lui fournir une escorte pour pouvoir s’y rendre immédiatement. A son arrivée à Châtillon, il n’y trouve que M. de Floret, conseiller d’ambassade autrichien chargé de préparer le logement des délégations.
Heureusement cette petite ville dispose de nombreux et élégants hôtels particuliers. Arrivé le premier, Caulaincourt s’installe dans la demeure du banquier M. Etienne, ancien couvent qui dispose de fort beaux salons de réception, le comte de Stadion, plénipotentiaire autrichien, dans l’hôtel de Mme de Mazirot[7], le baron de Humbold, plénipotentiaire de la Prusse, dans l’hôtel de M. de Blic, cours Massol, et le comte de Razoumowski dans celui de M. Fabry, receveur des finances. La Grande-Bretagne n’envoya pas moins de trois représentants, lord Aberdeen, lord Cathcart et sir Charles Stewart, qui furent rejoints par lord Castlereagh. Ce dernier fut logé rue des Avocats dans l’hôtel de Mme de Marmont, mère du duc de Raguse. Ces délégués arrivent les uns après les autres, s’installent dans leurs hôtels et se rendent mutuellement des visites protocolaires. Le duc de Vicence mène grand train, entouré de ses collaborateurs La Besnardière et Rayneval, de trois secrétaires du ministère, de son aide de camp, de son médecin et de pas moins de vingt-deux domestiques. Enfin, la séance d’ouverture peut se tenir le 4 février dans l’hôtel de M. de Montmort.
L’entrée en campagne
Mais pendant ce mois perdu en tergiversations, la situation militaire a considérablement évolué. Le 25 janvier, Napoléon a quitté Paris pour se mettre à la tête de l’armée. Si celle-ci se compose encore de 300 000 hommes, 100 000 d’entre eux sont bloqués dans les forteresses d’Allemagne que l’Empereur a refusé d’évacuer et 90 000 se trouvent toujours sur le front espagnol sous les ordres de Soult et de Suchet. Napoléon ne dispose guère que de 70 000 hommes, dont 20 000 conscrits de 19 ans, les marie-louises, à opposer aux 200 000 hommes de troupes autrichiennes et russes de l’armée de Bohème sous les ordres de Schwarzenberg et aux 86 000 Prussiens de l’armée de Silésie commandée par Blücher. Sans parler des 150 000 hommes du prince héritier de Suède qui se dirigent vers notre frontière du Nord et des quelque 300 000 que les Alliés réunissent en Allemagne. Galvanisant ses troupes, Napoléon reprend Saint-Dizier le 27 et manque de peu faire Blücher prisonnier au château de Brienne. Le 29, il échappe lui-même miraculeusement à la mort à Brienne grâce à son premier officier d’ordonnance, le chef de bataillon Gourgaud, qui abat à bout portant un cosaque qui allait le transpercer de sa lance[8]. Puis il se heurte le 1er février à La Rothière aux armées réunies de Schwarzenberg et de Blûcher, soit 130 000 hommes, auxquels il ne peut opposer que 32 000, sous les ordres de Ney, Victor, Oudinot et Marmont. Napoléon doit se replier sur Troyes au moment où, à Châtillon, s’ouvre le congrès, le 5 février.
L’ouverture du Congrès (5 et 7 février)
D’entrée, les plénipotentiaires autrichien, russe, prussien et anglais déclarent qu’ils ne forment qu’un seul tout, chargés de traiter de la paix avec la France au nom de l’Europe. Comprenant que les discussions à deux hors conférence générale seraient impossibles, Caulaincourt demande que les négociations débutent au plus tôt. Le lendemain, il recevait une lettre du duc de Bassano, lui donnant sur instruction de l’Empereur « carte blanche pour conduire les négociations à une heureuse fin, sauver la capitale et éviter une bataille où étaient les dernières espérances de la nation ». En laissant à Caulaincourt liberté de conduire les pourparlers à sa convenance, Napoléon se réservait en fait la possibilité de désavouer les décisions de son ministre si le sort des armes lui redevenait favorable ! C’est donc avec une extrême réserve que Caulaincourt, conscient du piège qui lui est tendu, se rend à la deuxième séance du congrès le 7 février, où il va tomber de son haut. En effet, traçant un trait sur les propositions de Francfort relatives aux limites naturelles, les plénipotentiaires déclarent « qu’ils avaient ordre de demander que la France rentrât dans les limites qu’elle avait avant la Révolution ». Bien qu’interloqué, Caulaincourt s’en sort néanmoins habilement en soulignant que son gouvernement s’était décidé à faire des concessions dans l’esprit des bases de Francfort mais que, celles-ci étant maintenant abandonnées par ceux-là même qui les avaient établies, les nouvelles exigences formulées excédaient les pouvoirs qui lui avaient été attribués et qu’il devait en rendre compte à son gouvernement avant de pouvoir poursuivre les pourparlers.
Au vu de leurs derniers succès militaires, les Alliés se voient déjà aux portes de Paris et ne mettent aucune bonne volonté à faciliter les communications de Caulaincourt avec son souverain si bien que M.de Rumigny, secrétaire du cabinet de l’Empereur, chargé de porter les messages entre Châtillon et Napoléon, doit faire un long détour par les lignes arrière, mettant trois jours pour rejoindre le quartier général replié à Nogent-sur-Seine. Le duc de Vicence prend alors une initiative qui lui sera reprochée par la suite. Imaginant que l’Empereur d’Autriche, père de l’Impératrice et aïeul du roi de Rome, pouvait avoir une vision de l’avenir de la France différente de celle de ses alliés et confiant en ses relations personnelles avec le prince de Metternich, il adresse à ce dernier une lettre secrète lui demandant, indépendamment des clauses d’un futur traité de paix, à quelle condition les alliés seraient disposés à signer un armistice immédiat afin d’arrêter l’effusion de sang, suggérant même la tenue d’une réunion particulière du chancelier et de lui-même avec seulement Nesselrode et Castelreagh. Ce geste pouvait cependant être interprété comme un signe de faiblesse ou de résignation et c’est ce qui se produisit car le tsar Alexandre qui venait de rejoindre l’armée et entrevoyait maintenant son entrée à Paris pour venger celle de Napoléon à Moscou, demanda l’arrêt des négociations de Châtillon[9]. Le congrès fut donc suspendu le 9 février, malgré une vive protestation de Caulaincourt.
Le rebond de Napoléon (7 - 18 février)
Pendant cette suspension, la situation militaire évolue considérablement. Selon le baron Fain, secrétaire du cabinet impérial, la réception du message de Caulaincourt l’informant des nouvelles exigences est considérée par Napoléon comme un affront des Alliés à lui-même et à la France. Il exhale violemment son indignation et sa fureur puis passe par un état dépressif au cours duquel il va jusqu’à dicter à Maret des instructions autorisant Caulaincourt à entrer dans la voie de larges concessions territoriales sur la rive gauche du Rhin. Mais le lendemain matin il refuse d’y apposer sa signature car il vient d’apprendre que l’armée de Silésie et celle de Bohème, du fait de la mésentente de leurs chefs, se sont séparées pour marcher sur Paris l’une par la vallée de la Marne et l’autre par la vallée de la Seine. Il voit immédiatement le parti qu’il peut tirer de cette situation. Laissant les 30 000 hommes de Victor et Oudinot contenir Schwarzenberg sur la Seine, il se lance avec 25 000 hommes à la poursuite du corps de Blücher qu’il bat le 10 février à Champaubert, le 11 à Montmirail, le 12 à Château-Thierry et à Vauchamps le lendemain. Tandis que Blücher fait retraite sur Chalons, poursuivi par Marmont, Napoléon se retourne vers l’armée de Bohème qui avance en direction de Fontainebleau, la bouscule à Mormant et la défait le 18 à Montereau. Schwarzenberg se replie en direction de Troyes. Les alliés n’avaient pas prévu cela !
Les négociateurs réunis à Châtillon voient passer des forces autrichiennes en pleine déroute, y compris l’empereur François et Metternich qui, prudemment, se replient jusqu’à Dijon. A l’annonce de l’arrivée de troupes du corps du maréchal de Macdonald, la garde d’honneur autrichienne du congrès disparait et Caulaincourt la fait remplacer par une compagnie de la garde nationale de Châtillon, armée de piques car les fusils ont été emmenés.
Nouvel ajournement (18 février – 9 mars)
Caulaincourt reprend espoir lorsqu’il est avisé que le congrès va reprendre le 17 février. Mais il doit vite déchanter car les Alliés ne voyaient dans leur repli qu’une simple péripétie de la guerre et le plénipotentiaire russe déclare d’emblée que les bases de Francfort n’avaient jamais existé. Le but du congrès n’était plus que de poser les bases d’un futur traité de paix, à savoir l’abandon par la France de toutes ses conquêtes depuis 1792, des titres de roi d’Italie, roi de Rome, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération suisse, le rétablissement des maisons de Bourbon en Espagne et d’Orange en Hollande, et la remise des places de Besançon, Belfort et Huningue jusqu’à la signature du traité de paix. Toutes ses objections étant repoussées, Caulaincourt décide de quitter la séance, déclarant que les négociations ne pourraient reprendre que lorsqu’il aurait reçu de nouvelles instructions et le congrès est ajourné au 10 mars.
Fort de son succès de Montereau, Napoléon décide de prendre lui-même les affaires en main et envoie de Nogent-sur-Seine le 21 février à son beau-père une longue lettre sur un ton qui ne manque pas d’arrogance[10], dans l’espoir d’enfoncer un coin entre les Alliés :
« Monsieur mon Frère et très cher Beau-père, j’ai tout fait pour éviter la bataille qui a eu lieu. La fortune m’a souri : j’ai détruit l’armée russe et prussienne, commandée par le général Blücher, et, depuis, l’armée prussienne, commandée par le général Kleist . . . Mon armée est plus nombreuse en infanterie, cavalerie et artillerie que l’armée de Votre Majesté . . . Si je bats son armée, comment se retirera-t-elle de la France, dont la population est exaspérée au plus haut degré par les crimes de toute espèce auxquels les Cosaques et les Russes se sont livrés ?
Dans cet état de choses, je propose à Votre Majesté de signer la paix, sans délai, sur les bases qu’elle-même a posées à Francfort, et que moi et la nation française nous avons adoptées comme notre ultimatum. Je dis plus, ces bases seules peuvent rétablir l’équilibre de l’Europe . . .
Il n’est pas un Français qui ne préférât la mort à subir des conditions qui nous rendraient esclaves de l’Angleterre et raieraient la France du nombre des puissances. Elles ne peuvent être dans la volonté de Votre Majesté, et certes elles ne sont pas dans l’intérêt de sa monarchie . . . Me sera-t-il permis de dire à Votre Majesté que, malgré tout ce qu’elle a fait contre moi depuis l’envahissement de mon territoire, et le peu de souvenir qu’elle a gardé des liens qui nous unissent et des rapports que nos états sont appelés à maintenir entre eux pour leur intérêt, je lui conserve les mêmes sentiments, et ne puis voir avec indifférence que, si elle refuse la paix, ce refus entraînera le malheur de sa vie et bien des maux pour tous les peuples . . .
Je suppose que Votre Majesté ne peut me demander pourquoi je m’adresse à elle. Je ne puis m’adresser aux Anglais, dont la politique est dans la destruction de ma marine ; à l’empereur Alexandre, puisque la passion et la vengeance animent tous ses sentiments. Je ne puis donc m’adresser qu’à Votre Majesté, naguère mon allié, et qui, d’après la force de son armée et la grandeur de son empire, est considérée comme la puissance principale dans la coalition ; enfin à Votre Majesté qui, quels que soient ses sentiments du moment, a dans les veines du sang français[11] ».
A la lecture de cette lettre, François 1er dut se dire que son gendre n’avait guère changé depuis leur dernière rencontre à Dresde, vingt-et-un mois plus tôt ! Il n’y eut pas de réponse et la tâche de Caulaincourt ne s’en trouva pas facilitée.
Le 24 février, Napoléon entrait de nouveau dans la ville de Troyes, acclamé par la population tandis que les bourgeois qui avaient accueilli les envahisseurs tremblaient, retranchés dans leurs hôtels. Estimant que l’armée de Bohème ne présentait plus de danger, Napoléon se lance vers l’armée de Silésie qui, depuis Chalons, a repris sa marche vers Paris. Il accule Blücher sur l’Aisne devant Soissons et aurait certainement détruit ses forces si le commandant de la place de Soissons, un général Moreau homonyme du vainqueur d’Hohenlinden, n’avait pas fait preuve de lâcheté et capitulé le 4 mars. Blücher peut se replier en bon ordre et résister à Laon. Le 10 mars, Napoléon vient prendre position à Reims pour l’attaquer de flanc s’il reprend sa marche vers Paris.
Réunis le 9 mars à Chaumont, les souverains et Castelreagh signent le pacte de Chaumont afin de « resserrer les liens qui les unissent … dans le but salutaire de mettre fin aux malheurs de l’Europe » et s’engagent à « ne pas négocier séparément avec l’ennemi commun, et à ne signer ni paix, ni trêve, ni convention que d’un commun accord », tandis qu’à Chatillon le duc de Vicence est conscient que la situation impose de faire, sans finasser, les concessions permettant de débloquer la négociation et de peut-être encore sauver l’essentiel. C’est le but de la longue lettre qu’il adresse le 6 mars à son souverain : « La question qui va se décider est si importante, elle peut dans un instant avoir tant de fatales conséquences, que je regarde comme un devoir de revenir encore, au risque de lui déplaire, sur ce que j’ai mandé si souvent à V. M. Il n’y a pas de faiblesse dans mon opinion, Sire ; mais je vois tous les dangers qui menacent la France et le trône de V. M. et je la conjure de les prévenir. Il faut des sacrifices ; il faut les faire à temps. Comme à Prague, si nous n’y prenons garde, l’occasion va nous échapper . . . Je supplie V. M. de réfléchir à l’effet que produira en France la rupture des négociations, d’en peser les conséquences. Elle me rendra encore assez de justice pour penser que pour écrire comme je le fais, il faut porter au plus haut degré la conviction que ce moment va décider des plus chers intérêts de V. M. et de ceux de mon pays ».
La fin du Congrès (10 - 19 mars)
En réponse, Napoléon, annulant la carte blanche qu’il avait précédemment remise à Caulaincourt, lui prescrit de lire lors de la reprise du congrès une longue déclaration qu’il avait lui-même dictée à M. de La Besnardière. C’était essentiellement la réaffirmation des bases de Francfort, avec quelques concessions supplémentaires. Le 10 mars, cette déclaration est reçue avec une grande froideur malgré les appels de Caulaincourt à l’honneur des belligérants et, lors d’une nouvelle réunion le 13 mars, le ministre français est mis en demeure de présenter dans les dix jours un projet de traité répondant aux vues des alliés, au risque sinon d’une rupture des pourparlers.
Or l’Empereur avait également donné consigne au duc de Vicence de faire traîner les négociations le plus longtemps possible, d’éviter la rupture et, en cas d’ultimatum, d’accepter les nouvelles conditions avec seulement des réserves permettant de poursuivre le dialogue. Caulaincourt présente donc à la réunion du 15 mars un contre-projet de protocole d’accord par lequel Napoléon renonçait à toute souveraineté personnelle au-delà du Rhin, des Alpes et des Pyrénées, reconnaissait l’indépendance de la Hollande et de l’Allemagne, mais en ajoutant un article conservant à la princesse Elisa la souveraineté de Lucques et Piombino, au prince de Neufchâtel celle de sa principauté, le royaume d’Italie au prince Eugène et à ses descendants, le duché de Berg au prince Murat. Ces dernières exigences furent jugées si curieuses, et en effet elles l’étaient, que les plénipotentiaires demandèrent un report de trois jours pour en référer à leurs souverains. Par un courrier personnel, le prince de Metternich fit connaître à Caulaincourt combien ces prétentions lui semblaient irréalistes et que la rupture était inévitable. L’ultime séance se tint le 19 mars ; le duc de Vicence, dans une longue intervention refaisant tout l’historique des pourparlers, déclara que la France était toujours disposée à reprendre ces négociations dans les conditions d’un juste équilibre de la situation européenne. Il lui fut répondu que les pouvoirs des plénipotentiaires alliés étaient éteints. Pour ne pas terminer sur un échec complet, les plénipotentiaires signèrent alors un protocole rétablissant sur le trône de Rome le Souverain Pontife qui, depuis deux mois, avait déjà quitté Fontainebleau pour Savone.
Désespéré de n’avoir pu aboutir, Caulaincourt rejoint Napoléon à Saint-Dizier le 24 mars. Bien que regrettant la rupture de la négociation qui coupait court à la partie diplomatique de son plan d’action, l’Empereur ne lui fait aucun reproche. Depuis une dizaine de jours, la situation militaire a encore évolué. De Reims, Napoléon s’est replié sur Fère-Champenoise pour regrouper ses forces, poursuivi par Blûcher. La bataille décisive a lieu les 20 et 21 mars à Arcis-sur-Aube. L’Empereur ne dispose plus que de 18 000 hommes et 9 000 cavaliers à opposer à 100 000 hommes et 370 pièces de canon. La défaite semble inéluctable. Napoléon conçoit alors un plan de la dernière chance : se porter vers la Lorraine, mettre en marche les garnisons des places et organiser une insurrection populaire afin de couper les lignes de communication de l’ennemi pour l’obliger à interrompre sa marche et le vaincre à front inversé. Le duc de Vicence imagine cependant une nouvelle manœuvre diplomatique : M. Weissenberg, ambassadeur autrichien à Londres, avait été fait prisonnier en tentant de rejoindre l’empereur François à Dijon ; Caulaincourt propose de l’utiliser pour reprendre directement contact avec François 1er. Mais, plus confiant en son plan qu’en son beau-père, Napoléon ne veut pas en entendre parler. Il prend pour un début de retraite de l’armée de Silésie le déplacement d’un corps russe dans les environs de Saint-Dizier, alors que, informé des projets de son adversaire par l’interception d’un courrier non chiffré de l’Empereur à l’Impératrice-régente, Blücher fonçait vers Paris, à peine devancé par les forces de Marmont et de Mortier qui se repliaient pour protéger la capitale. Les yeux de Napoléon ne se dessillent que le 28 mars au soir quand il apprend, par un message de Lavalette, que l’on se battait sur les hauteurs de Montmartre, de Belleville, de Ménilmontant, que Joseph avait décidé d’évacuer l’Impératrice et le roi de Rome vers Rambouillet, que les partisans de l’étranger, des Bourbons et du duc d’Orléans s’agitaient beaucoup dans Paris, dans des mouvements auxquels le prince de Talleyrand ne semblait pas étranger. Le 29 l’Empereur se rend à Troyes et, là, prend la décision de rentrer le plus vite possible dans sa capitale pour y imposer son autorité et en organiser la défense. Comme lors du retour de Russie, Caulaincourt l’accompagne dans un cabriolet en osier en brûlant les étapes, tandis que son escorte suit comme elle peut. Par Sens, Moret et Fontainebleau, il arrive en ce 30 mars à 11 heures du soir au relais de Fromenteau à Juvisy, à vingt-cinq kilomètres des Tuileries.
C’est là que le destin de l’Empire va basculer. Pendant le changement de chevaux arrive de Paris le général Belliard escorté d’un peloton de cavalerie. Il apprend à l’Empereur qu’à la suite d’un conseil de régence l’Impératrice et le roi de Rome sont partis depuis deux jours pour Rambouillet, que les ministres les ont suivis, qu’on s’était battu avec courage dans les faubourgs de Paris, que le prince Joseph, convaincu qu’une résistance plus prolongée serait désastreuse pour les troupes et la ville de Paris, avait donné l’ordre au duc de Raguse de traiter avec l’ennemi. La capitulation était signée ou sur le point de l’être et les ennemis s’apprêtaient à entrer dans la capitale. Ces détails accablent l’Empereur qui réagit par une violente colère, avec des mots très durs contre son frère : « Quelle lâcheté . . . capituler . . . Joseph a tout perdu . . Quatre heures trop tard ! Si je fusse arrivé quatre heures plus tôt, tout était sauvé ». Caulaincourt est chargé de presser le changement de chevaux pour se rendre au plus vite à Paris. Le général Belliard fait remarquer que les troupes de la garnison avaient reçu l’ordre de se replier au sud de la capitale et que Napoléon s’exposerait à se faire prendre par les Alliés qui à cette heure devaient déjà entrer dans la ville.
Napoléon se résigne à faire demi-tour et à se rendre à Fontainebleau d’où, après trois semaines de négociations dans lesquelles là encore Caulaincourt jouera un rôle majeur, il prendra le chemin de l’exil.
Conclusion
e fait caractéristique du congrès de Châtillon est le déroulement des négociations alors que les opérations militaires se poursuivent, et non à l’occasion d’une trêve ou d’un armistice. Les belligérants ajoutent ainsi à l’aspect militaire de la campagne une dimension supplémentaire, la guerre psychologique. A travers ces discussions, les Alliés tiennent à manifester que la France n’est pas leur ennemie, que leurs buts de guerre sont de libérer les peuples européens de l’emprise d’un homme et de restaurer les droits de leurs souverains. Ainsi, aucun de ces derniers ne viendra coucher aux Tuileries ! Le comportement de Napoléon en cette affaire est plutôt celui d’un joueur. L’envoi de Caulaincourt à Châtillon est seulement une carte de son jeu, dans laquelle d’ailleurs il ne croit guère préférant encore avoir confiance en son étoile, son génie selon certains, et la force de ses armes. D’où les ordres et contrordres transmis à son ministre au fil de ses victoires et défaites et soumis aux aléas des communications entre le congrès et le lieu de son état-major.
Sans la dénonciation des bases de Francfort par Castelreagh refusant d‘avaliser les frontières issues de la Révolution, l’abandon des conquêtes de l’Empire aurait-il permis à Napoléon de conserver son trône ? Lui-même en doutait fortement, sachant qu’un premier renoncement, même seulement au Grand duché de Varsovie et aux Provinces illyriennes pourtant perdus dès novembre 1813, conduirait infailliblement à la dislocation de son empire et à son élimination politique. Le résultat le plus notable du congrès est sans doute d’avoir ouvert la porte à la signature du Pacte de Chaumont, conclu pour vingt ans et renouvelable, invitant l’Espagne, le Portugal, la Suède et le prince d’Orange à se joindre à la Russie, la Prusse, l’Autriche et la Grande-Bretagne pour l’établissement d’un nouvel ordre européen. Prémisse du Congrès de Vienne qui apportera quarante ans de paix à l’Europe, avant que ne débute en Crimée près d’un siècle de conflits européens armés qui ne trouveront leur épilogue qu’en 1945, dans les ruines de Berlin.
© Jacques Macé
Bibliographie
. Pons de l’Hérault, Congrès de Châtillon, in Essai historique sur le règne de l’Empereur Napoléon, 1825.
. Alexandre Lapérouse, Le Congrès de Chatillon, 1864.
. Albert Sorel, Le Congrès de Châtillon, 1814, in L’Europe et la Révolution française, 1904.
. Mémoires du général de Caulaincourt, duc de Vicence, présentés et annotés par Jean Hanoteau, Plon, 1933.
[1] Mémoires de Caulaincourt, chapitre En traîneau avec l’Empereur. (nombreuses éditions)
[2] Il lui a été plus aisé de remplacer les hommes que les chevaux.
[3] Disent déjà certains d’entre eux. Comme le ministre de la Marine Decrès, au langage imagé, qui déclare à Marmont : « L’Empereur est fou, complètement fou, et il nous entraînera tous, cul par-dessus tête ».
[4] La défaite de Vitoria interviendra le 21 juin.
[5] Elle a été longuement contée par Metternich dans ses Mémoires. Evidemment le rédacteur s’y donne le beau rôle.
[6] Depuis la mort de Duroc, le Grand écuyer assumait également la fonction de maréchal du palais. Cette nomination conduira Bertrand à Sainte-Hélène.
[7] Quatre mois plus tard, cet hôtel accueillera également l’Impératrice et le Roi de Rome prenant la route de Vienne.
[8] Quelle belle fin de l’Empire, diront certains, si Napoléon était décédé ce jour-là, là même où sa carrière avait commencé !
[9] Bien entendu, Metternich avait communiqué cette lettre ‘‘confidentielle’’ à ses alliés !
[10] Correspondance de Napoléon 1er publiée sur l’ordre de Napoléon III, lettre n° 21344.
[11] Allusion aux origines lorraines des Habsbourg.