Jacques Macé
Mes histoires, napoléoniennes et autres
Les Mines de fer de lîle d'Elbe, des Etrusques à Napoléon
Aujourd’hui le public associe systématiquement le nom de l’île d’Elbe au mot Retour, sans parfois pouvoir localiser précisément cette petite île du Bassin méditerranéen. Pourtant depuis l’Antiquité, donc bien avant le bref séjour de Napoléon, elle était renommée, sous le nom d’Aethalia pour les Grecs et de Iva pour les Romains, en raison de ses gisements de minerai de fer, de ses carrières de granit et de marbre recelant de remarquables cristaux : on retrouve aujourd’hui ces cristaux dans toutes les grandes collections minéralogiques du monde[1]. Tant le Premier Consul que l’Empereur avaient eu à légiférer au sujet de ces mines et Napoléon connaissait donc bien en 1814 la situation et les ressources de cette ‘petite île’, si proche de la Corse. Aussi, quand le tsar Alexandre 1er lui proposa par l’intermédiaire de Caulaincourt le choix entre la souveraineté de l’île d’Elbe et celle de la Corse, il opta immédiatement pour la première (connaissant aussi la difficulté de gouverner ses compatriotes de naissance !).
Géographie et géologie
A l’Est de la Corse et proche de la côte toscane, l’île d’Elbe n’a qu’une superficie de 224 km2 (deux fois celle du Paris actuel). Elle constitue l’élément central de l’Archipel toscan comprenant également les îlots de Gorgona, Capraia, Pianosa, Montecristo, Giglio, Giannutri. Selon la mythologie et le poète grec Hésiode, la déesse Aphrodite, née de l’écume de la mer et trop absorbée par « des discours amoureux et de suaves baisers plus doux que le miel », laissa glisser son collier dont les perles allèrent se poser à la surface de l’eau. Sans méconnaître le charme de cette origine supposée, nous allons tenter de fournir une explication plus scientifique. L’île d’Elbe est constituée de trois parties ; à l’ouest, un massif granitique circulaire culminant à 1020 mètres, le mont Capanne ; au centre, une dépression sédimentaire; à l’est, un massif moins élevé (400 mètres seulement) orienté nord-sud. C’est dans ce dernier que se trouvent les principaux gisements d’un minerai contenant 80 % de fer. L’archipel peut être considéré comme un prolongement en mer des Alpes apuanes, petit massif situé au nord-est des Apennins, entre Pise et Livourne et mondialement connu par ses carrières de marbre de Carrare.
L’origine de ces formations a donné lieu depuis le XVIIIe siècle a de vives polémiques entre scientifiques, auxquelles l’étude de la tectonique des plaques et les datations isotopiques ont permis depuis seulement quelques décennies d’apporter des solutions satisfaisantes. Il est en effet tentant d’associer la formation des Alpes apuanes au grand mouvement de collision de la plaque européenne et de la plaque africaine qui a donné naissance, voici 30-40 millions d’années (périodes de l’éocène et de l’oligocène), aux Alpes et aux Apennins. A un moment de cette période, la Corse et la Sardaigne se sont détachées et séparées du continent. Or les Alpes apuanes se révèlent beaucoup plus jeunes, seulement 7 ou 8 millions d’années (période du tortonien, au miocène). Leur naissance résulte donc d’un phénomène géologique différent. A cette époque s’est produite sur le plateau ligure une subduction (chevauchement) entre la mini-plaque toscane et la plaque du mini-continent corso-sarde qui a entraîné un affaiblissement de l’épaisseur de la croute terrestre et des remontées du magma, lentes à l’ouest, éruptives à l’est.
A l’ouest de la zone de subduction, s’est produite la montée d’un liquide magmatique visqueux qui, en se refroidissant sous forme de granite - constitué de feldspath, de mica et de quartz - a donné naissance à un pluton, notre mont Capanne, dont la croissance se poursuit au rythme de 1,5 mm par an. Ce mont a repoussé vers l’Est des sédiments qui ont constitué la partie centrale de l’île. Plus à l’Est, a surgi un second pluton qui a connu une évolution différente. Son magma en fusion contenait de grandes quantités d’eaux acides à hautes température et pression qui en s’évaporant ont donné lieu à la concentration et la minéralisation des éléments transportés. C’est ainsi que se sont constitués les gisements de fer, dont les plus riches se trouvent dans la région de Porto Logone (aujourd’hui Porto Azzura), principalement à Rio Marina et à Calamita[2]. Ces phénomènes géologiques se sont accompagnés de la formation d’une grande variété de cristaux métalliques qui, très recherchés par les minéralogistes et les simples collectionneurs, ont contribué à la réputation de l’île : elboïte, pyrite, tourmaline noire, limonite, ilvaïte, hématite, magnétite, etc.
Histoire
Vers - 800 av. JC, à l’âge du fer, les Etrusques commencent à exploiter les marbres et le minerai de fer de l’île d’Elbe et inventent la métallurgie. Il subsiste quelques traces des fours de cette époque. Pacifiques et artistes, les Etrusques sont submergés par leurs voisins romains, plus conquérants. Rome poursuit l’exploitation de l’île d’Elbe, tant sous forme de carrières que d’extractions minières : une partie des marbres du Panthéon et du Colisée ont Elbe pour origine. Au Moyen-âge, l’île est sous la domination de la République de Pise qui développe l’exploitation de carrières de granit et de marbre, puis elle passe en 1548 sous le contrôle des Médicis qui créent la forteresse de Cosmopoli (aujourd’hui Portoferraio). En 1736, les Bourbons d’Espagne et de Naples s’emparent de la partie orientale, riche en minerai de fer, et construisent à Porto Azzuro la forteresse de San Giacomo. Des fours sont construits pour transformer le minerai de fer sur place et la demande en combustible conduit à un fort déboisement de l’île. Au moment de la Révolution française, la souveraineté de la partie occidentale de l’île est partagée entre la principauté de Piombino et le grand-duché de Toscane, tandis que la partie orientale relève du royaume de Naples. La position stratégique de l’île entre la Corse et le continent entraîne alternativement, durant la Convention et le Directoire, son occupation par les Français et la flotte anglaise ; la production minière est interrompue.
Le commissariat général
La convention de Saint Ildefonse entre la France et l’Espagne le 1er octobre 1800 prévoit le transfert de l’île d’Elbe à la France tandis que la principauté de Piombino est rattachée à la Toscane. Cet accord est entériné par l’Autriche lors de la Paix de Lunéville le 9 janvier 1801 et confirmé par la Grande-Bretagne lors de la Paix d’Amiens le 25 mars 1802. L’île est placée sous l’autorité d’un commissaire général du gouvernement, rattaché au ministre de l’Intérieur. Le premier commissaire, nommé en août 1801, est le citoyen Pierre-Joseph Briot, jacobin convaincu originaire de Besançon, membre des Cinq-Cents, opposant au coup d’Etat de Brumaire et activiste politique que l’on souhaite éloigner[3]. Il entreprend de remettre en route les installations minières et fonde à Portoferraio une loge franc-maçonne. Au bout de deux ans, le 8 fructidor an XI (26 août 1803), il est remplacé par un Corse de Bastia, Giovanni Battista Galeazzini, préfet du Liamone (équivalent de notre Corse du Sud) surnommé Tittu. Adversaire de Pascal Paoli, il avait en 1793 aidé Bonaparte à quitter la Corse (ce qui crée des liens).
Galeazzini est chargé de rationaliser la production de minerai en sélectionnant un concessionnaire, moyennant une redevance annuelle destinée à doter la huitième cohorte de la Légion d’honneur (chef-lieu Aix-en-Provence). Le citoyen Boury, qui connaissait bien le métier et la situation de l’île, proposa de verser une redevance annuelle de 450 000 francs, mais le Premier Consul soumit le dossier au Conseil des mines, recréé sous le Directoire par la loi du 22 octobre 1795. Celui-ci évalua la redevance à 500 000 francs. L’affaire fut réglée au niveau du Premier Consul lui-même, comme l’atteste la lettre adressée au ministre de l’Intérieur Chaptal le 13 avril 1803 :
« Les conclusions du Conseil des Mines sur l’objet du minerai de l’île d’Elbe, si elles ne remplissent pas entièrement le but que l’on s’était proposé, en approchent cependant le plus possible. Mais, comme il est des compagnies qui acceptent les mêmes conditions et offrent 500 000 francs au lieu des 450 000 qu’offre le citoyen Boury, on pourrait donner la préférence à ce dernier, en cas qu’il voulût accepter cette condition. Je vous prie de rédiger, pour le prochain travail, un projet de traité conforme aux conclusions du conseil des Mines ; mais le payement, au lieu de s’effectuer chaque trimestre, aura lieu le 1er de chaque mois, et sera versé dans la caisse du receveur de l’île d’Elbe[4] ».
Finalement, Boury reçut une concession de vingt-cinq ans et, après inventaire contradictoire des stocks et matériels, relança l’exploitation en septembre 1803. Mais arguant de difficultés techniques et de la reprise de la guerre avec la Grande-Bretagne perturbant les transports en Méditerranée, il négocia auprès de Galeazzini une réduction de la redevance à 350 000 francs. Ce qui bien sûr souleva une protestation du receveur des finances chargé d’encaisser les revenus. Napoléon demanda au Conseil d’Etat de chercher si l’affaire ne dissimulait pas quelque arnaque. Très occupé par le camp de Boulogne, il écrivait au ministre du trésor Barbé-Marbois : « Faites rentrer ce qui est dû au Trésor Public ; je n’ai pas le temps de m’occuper de ces détails ». Poursuivi et menacé d’arrestation, Boury dut s’exécuter avec néanmoins de grands retards de paiement.
Pour faciliter les déplacements sur l’île, Tittu (le commissaire Galeazzini) entreprend des travaux routiers. Est-ce pour financer ceux-ci qu’il imagine de se constituer une caisse noire en livrant directement dix tonnes de minerai aux fonderies du prince de Piombino, qui n’est autre que Félix Bacchioci, le beau-frère de l’Empereur[5]. Entre Corses, on peut s’arranger ! Mais la police de l’Empire est bien faite et Napoléon en est informé alors qu’il réside depuis plus d’un mois au château de Finkenstein en Pologne. Le 7 mai 1807, entre une soirée avec Marie Walewska et une réception de l’ambassadeur de Perse avec lequel il signe un traité, il écrit à Champagny, ministre de l’Intérieur : « Le commissaire général de l’île d’Elbe a mal fait. Vous lui donnerez l’ordre sur le champ de contremander l’envoi qu’il a fait aux forges de Piombino. Vous lui ferez rembourser la valeur du minerai pour l’avoir donné irrégulièrement[6] ».
Le 7 avril 1809, la Toscane est départementalisée et l’île d’Elbe est rattachée au département de la Méditerranée, chef-lieu Livourne. Le commissariat général disparait. L’administration des mines et ses revenus sont alors affectés directement à la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur, dont le Grand Chancelier Lacepède est un éminent naturaliste, ancien élève de Buffon au Jardin du Roi ayant participé à la refondation du Musée national d’Histoire naturelle en 1794[7]. Sénateur dès 1800, Lacepède est nommé Grand Chancelier lors de la création de la Légion d’honneur et le restera durant tout l’Empire. Il décide d’assurer l’administration des mines de l’île d’Elbe en direct et d’en confier la direction sur le terrain à un ami compétent et ayant toute sa confiance, André Pons, dit Pons de l’Hérault, bien que celui-ci soit considéré comme un opposant au régime impérial.
Pons de l’Hérault
Né à Cette (Sète) en 1772, André Pons débute sa carrière comme officier de marine dans les années 1790 et manifeste de forts et sincères sentiments républicains. Commandant des canonniers de Bandol, il assiste le capitaine Buonaparte lors du siège de Toulon, l’invite chez lui et lui fait découvrir la bouillabaisse. Occupant différentes fonctions à Gênes, à Nice, il est promu capitaine de frégate en mai 1799. Cependant, il n’admet pas le coup d’Etat du 19 brumaire, le manifeste et est soupçonné d’être l’auteur d’un écrit satirique. L’affaire monte jusqu’au Premier Consul, qui passe l’éponge (en souvenir de la bouillabaisse de Bandol . . .). Mais la carrière de Pons est brisée et il quitte l’armée pour des activités commerciales. Dans des circonstances que nous ignorons, il fait la connaissance de Lacepède, qui n’est pas lui-même un inconditionnel de l’Empereur et qui, reconnaissant les qualités d’organisateur de Pons[8], le choisit pour devenir administrateur général des mines de l’île d’Elbe. Il prend ses fonctions en octobre 1809.
Pons de l’Hérault se révèle un administrateur efficace, donnant un grand essor à la production de minerai et à sa commercialisation sur le continent, modernisant les installations et les entrepôts, recherchant de nouveaux débouchés. Il se montre aussi un patron social, prenant soin de la santé et des conditions de vie des mineurs. Son paternalisme lui vaudra le surnom de nostro babbu. Les fonds rentrent et, sans atteindre le montant trop optimiste estimé par le Conseil des Mines, Pons dégage au profit de la Légion d’honneur un revenu de 275 000 francs en 1810, 300 000 en 1811, 335 000 en 1812. La situation se présente plus difficilement en 1813 du fait de la reprise de la guerre, des troubles en Italie et du blocus exercé en Méditerranée par la flotte britannique, perturbant l’écoulement de la production. Notons que Pons a eu à mettre en œuvre le « code minier » rénové, promulgué par le décret impérial du 21 avril 1810 (voir encadré).
L’arrivée de Napoléon
Après sa difficile descente de la vallée du Rhône, au cours de laquelle il faillit se faire écharper par des foules en délire, Napoléon préféra confier son sort à la Royal Navy et c’est à bord de la frégate britannique Undaunted qu’il arrive le 3 mai 1814 devant Portoferraio pour prendre possession de l’île dont il a reçu la souveraineté. Les conditions de son accueil par les autorités en place ont été maintes fois décrites. Parmi ces personnalités, Pons qui n’en mène pas large car, en raison de ses opinions affichées durant l’Empire, il pense ses jours sur l’île comptés. Le 4 mai, Napoléon inspecte les fortifications, fait des remarques acerbes sur la malpropreté de Portoferraio[9] et demande à visiter dès le lendemain l’établissement des mines de Rio Marina. Il sait en effet que la relance de cette activité est la principale source de revenu local qu’il peut espérer. Pons le reçoit à son domicile de Rio où il a fait préparer . . . une bouillabaisse. Napoléon déclare avec un clin d’œil que c’est la meilleure qu’il n’ait jamais mangée et l’ambiance se détend entre les deux hommes.
Cependant la situation va vite devenir conflictuelle car Pons a arrêté la comptabilité des mines à la date du changement de souveraineté de l’île, le 11 avril 1814 donc, et a mis en lieu sûr le solde disponible de 185 000 francs qu’il estime devoir revenir à la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur. Napoléon lui ordonne de lui remettre ce fonds. Pons en fait une affaire d’honneur et refuse, soutenu d’ailleurs par Drouot mais celui-ci ne va pas jusqu’à le dire ouvertement. Le litige va durer quatre mois, Napoléon alternant les flatteries et les menaces d’expulsion ou d’arrestation envers Pons, lui faisant remettre par Bertrand des messages comminatoires. Mais en août Pons apprend que son ami Lacepède a été démis de sa fonction de Grand Chancelier et remplacé par Mgr Dufour de Pradt, cet ecclésiastique mondain qui a démontré sa nullité comme ambassadeur à Varsovie durant la campagne de Russie et ce traitre qui dès le 3 avril s’est précipité pour faire partie du gouvernement provisoire. Pons décide alors de remettre les fonds à Napoléon ; dès lors, il va bénéficier de toute la confiance de l’Empereur et devenir très ami avec Guillaume Peyrusse, payeur de la Grande Armée durant la campagne de Russie devenu le trésorier de l’île d’Elbe. L’un et l’autre, Pons et Peyrusse, ont laissé des souvenirs qui constituent les meilleures sources de renseignement sur les ‘‘300 jours de l’île d’Elbe’’, durant lesquels les problèmes financiers vont largement occuper l’esprit de Napoléon.
Soucis financiers
En effet, à peine installé aux Mulini, l’Empereur travaille avec Peyrusse à établir son budget. En dehors du produit des mines de fer, les seuls revenus de l’île proviennent de quelques salines et pêcheries (madragues). Avec les impôts et taxes, ces revenus s’élèvent annuellement à 110 000 francs qui couvrent tout juste les dépenses d’administration et d’entretien courant de l’île. Or, l’arrivée de Napoléon a induit deux dépenses supplémentaires. D’une part, les frais d’établissement et de fonctionnement de la Maison « impériale », composée d’une soixantaine de personnes et qu’il n’est pas question de réduire en nombre, évalués à 350 000 francs par an. D’autre part, l’entretien d’une petite armée de 1500 hommes, indispensable à la sécurité de l’Empereur car va régner sur l’île une véritable phobie, sans doute justifiée, d’un assassinat ou d’un enlèvement de Napoléon. Pour les sept mois de 1814, le ‘‘budget de la guerre’’ s’élèvera à 710 000 francs et il sera estimé à 1 015 000 francs pour 1815. Les accords de Fontainebleau ont bien attribué à l’Empereur déchu une pension annuelle de deux millions, à verser par le Trésor français. Mais Louis XVIII, qui n’a pas été consulté sur cette disposition, n’a aucune intention de l’exécuter et, à Vienne, aucun des souverains réunis en Congrès n’a la moindre envie d’intervenir à ce sujet. On va donc laisser la situation pourrir jusqu’à ce que Napoléon la considère comme intenable. Dès le mois de septembre 1814, Il demande à Drouot d’étudier pour 1815 une réduction de 60 000 francs du budget des dépenses militaires (en rognant sur l’habillement) et à Bertrand une diminution de 27 000 francs de celles de la Maison[10], mais l’effet de ces mesures n’aurait pu être que limité. Peyrusse avait, non sans mal, apporté jusqu’à l’île d’Elbe un trésor en pièces d’or et d’argent de 3 979 000 francs et, à fin février 1815, ce fonds se trouvera réduit à 1 863 500 francs. En prenant en compte les créances dues par les clients des mines se montant à 549 000 francs[11], le déficit sur les dix premiers mois du gouvernement de l’île s’élevait donc à près de 1 600 000 francs.
Dès décembre 1814, Napoléon et Peyrusse établissent un budget prévisionnel pour l’année 1815. Durant le second semestre 1814, Pons de l’Hérault a relancé avec énergie la production minière et l’écoulement du minerai vers les fonderies du continent, malgré une certaine agitation sociale dans la région de Calamita où la population (les mineurs étaient souvent d’anciens bagnards libérés ou évadés) avait pris l’habitude de ne pas payer ses impôts, ce que Napoléon tenta de corriger. Aux 350 000 francs de revenu des mines, salines et madragues, Napoléon entend ajouter 450 000 en vendant les poudres, matériels de siège et équipements divers, qu’il estime inutiles. Mais même ainsi le budget ne saurait être équilibré et l’épuisement du fonds personnel de Napoléon est prévisible courant 1816. Sur la suggestion de Boury, l’ancien concessionnaire des mines, Napoléon envisagea d’augmenter le revenu des mines en construisant des hauts-fourneaux pour transformer le minerai sur place, en important du charbon. Après de longues études et discussions, Pons réussit à le convaincre que l’opération ne serait pas économiquement rentable. En février 1815, Napoléon décida de changer son fusil d’épaule.
Ce sont donc autant les difficultés financières que les rumeurs sur une probable et proche décision des puissances alliées de l’exiler loin de l’Europe qui ont poussé Napoléon à prendre l’initiative et à s’embarquer le 26 février pour son inconcevable équipée à travers les Alpes. Peyrusse l’accompagne bien sûr avec le reliquat de son trésor de guerre mais aussi Pons de l’Hérault auquel il a demandé de le suivre car il attribue à ce dernier une place dans son plan. Il craint en effet qu’en avançant vers Grenoble il ne soit poursuivi par des troupes de la division militaire de Marseille, laquelle est alors commandée par le maréchal Masséna, prince d’Essling, et d’être pris en tenaille. A peine débarqué au Golfe Juan, il charge donc Pons de se rendre à Marseille pour rencontrer Masséna et tenter de le rallier. Le maréchal fera enfermer Pons au Château d’If mais, avec la plus grande prudence, attendra que Napoléon ait quitté le territoire de sa division pour commencer à agir. Puis Masséna apportera un mol soutien au duc d’Angoulême, qui tentait de regrouper les troupes du Midi pour remonter la vallée du Rhône et reprendre Lyon, avant de se rallier à l’Empire rétabli. Il sera nommé gouverneur militaire de Paris durant les Cent Jours tandis que Pons de l’Hérault, qui aura retrouvé la liberté dès le 23 mars, sera promu éphémère préfet de Lyon. Que Ney n’a-t-il été aussi habile !
Le troisième codicille
Revenu à Paris, Peyrusse établit le compte de l’opération Retour de l’île d’Elbe (246 000 francs de dépenses seulement) et entreprend la liquidation des comptes des dix mois du règne sur l’île, avec l’aide de son ami Pons pour tout ce qui concerne les finances des mines. En tant que trésorier de l’île d’Elbe, Peyrusse gérait plusieurs comptes à Florence et à Rome dont un chez le banquier romain Torlonia, compte créditeur de plus de 200 000 francs début février 1815 mais qui se trouva réduit à 29 056 francs après règlement des dépenses en instance. Lors de cette liquidation Napoléon voguait déjà vers Sainte-Hélène et le cardinal Fesch, qui résidait à Rome, se fit réserver ces 29 000 francs pour les futurs besoins de l’Empereur.
Par la suite cependant le cardinal ne mit aucun empressement à répondre aux demandes de fonds du grand maréchal Bertrand au nom de l’Empereur et, on ne sait comment, parvint à Sainte-Hélène l’information que Peyrusse avait détourné à son profit le compte Torlonia, si bien que le 15 avril 1821 Napoléon écrivit dans le troisième codicille de son testament : « J’avais chez le banquier Torlonia de Rome 2 ou 300 000 Fr. en lettres de change, de mes revenus de l’île d’Elbe. Depuis 1815, le sieur de La Peyrusse, quoiqu’il ne fût plus mon trésorier et n’eût pas ce caractère, a tiré à lui cette somme ; on la lui fera restituer ».
Lorsque le texte du testament est connu en France, le sang de Peyrusse ne fait qu’un tour. Il proteste dans la presse et, dès le retour de Bertrand et Montholon, a une sévère explication avec ceux-ci. Les trois exécuteurs testamentaires reconnaissent l’erreur due à une fausse information. Mais aussi bien Las Cases qu’Antommarchi, et tous les auteurs qui s’inspirent de leurs écrits, publient dans leurs ouvrages le texte original du testament ; pendant trente ans, courroucé et ulcéré, Peyrusse utilisera à chaque fois son droit de réponse. Finalement, il expliquera à Napoléon III que le meilleur moyen de mettre fin aux rumeurs serait de l’élever à la dignité de Commandeur de la Légion d’honneur, ce que l’Empereur fit bien volontiers le 1er juillet 1853. Il n’empêche que deux siècles plus tard, des auteurs publient toujours le testament de Napoléon, sans note explicative au niveau du troisième codicille[12] !
Elbe aujourd’hui
De nouveau réunie à la Toscane, l’île d’Elbe est devenue italienne en 1860. L’exploitation minière s’est poursuivie et a connu un grand développement à partir de 1897 avec la création d’une industrie sidérurgique par la Société des Mines et Hauts fourneaux d’Elbe, alimentée en combustible par une navette de bateaux charbonniers. Dans les années 1930, l’exploitation est confiée à la société Ilva. En 1943, les bombardements américains occasionnent d’importants dégâts aux installations. La production reprend après la guerre mais les gisements sont alors en voie d’épuisement et l’activité industrielle décroit progressivement pour cesser complètement en 1983. Alors qu’aujourd’hui l’économie de l’ile repose essentiellement sur le tourisme, attirant notamment ceux qui souhaitent évoquer sur place les dix mois qui ont fait entrer son nom dans notre histoire, des passionnés de géologie entretiennent également au Parc Minier de Rio Marina ou au Musée de Capoliveri le souvenir de son passé minier. Car - en visitant les mines dès le deuxième jour de son séjour Napoléon l’avait bien compris - histoire et minéralogie font bon ménage à l’île d’Elbe.
Je remercie vivement mon épouse Jacqueline, géologue, dont les avis et conseils m’ont permis d’apporter une touche originale et scientifique à cet article car, comme l’a écrit le professeur Jacques-Olivier Boudon au sujet des rapports entre histoire et génétique, « L’histoire n’est pas une science appelée à demeurer dans un splendide isolement ».
© Jacques Macé
Bibliographie
Jacques Touret, Musée de l’Ecole des Mines de Paris, La minéralogie de l’île d’Elbe, revue Minéraux et Fossiles, n°s 350-351-352 (mai-juin-juillet 2006).
Alain Foucault, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, Guide du géologue amateur, Dunod, 2007.
André Pons de l’Hérault, Napoléon, empereur de l’île d’Elbe, souvenirs et anecdotes, présentés et annotés par Christophe Bourachot, Les éditeurs libres, 2005.
Guillaume Peyrusse, En suivant Napoléon, mémoires, 1809-1815, édition présentée, complétée et annotée par Christophe Bourachot, Editions Cléa, 2009.
Guy Godlewski, Napoléon à l’île d’Elbe, 300 jours d’exil, Nouveau Monde éditions/Fondation Napoléon, 2003.
Pierre Branda, La guerre secrète de Napoléon, île d’Elbe, 1814-1815, Perrin, 2014.
Le Code minier et le Corps des Mines
Si le Code minier n’existe officiellement en France que depuis 1956, l’expression désignait déjà depuis deux siècles les lois, arrêts et réglementations codifiant l’exploitation du sous-sol. Notamment l’arrêt impérial du 21 avril 1810 - ne comportant pas moins de 96 articles - constitue toujours le socle de l’actuelle législation sur les mines (en galerie), les minières (à ciel ouvert) et les carrières.
Jusqu’au XVIIIe siècle, en l’absence d’industrie lourde, le tréfonds était généralement laissé libre d’exploitation au propriétaire du fonds. La nécessité d’une législation restrictive est apparue au fil du temps. Les arrêts royaux de 1741 pour les mines métalliques et de 1744 pour les houillères établirent un régime d’autorisation préalable d’exploitation, suscitant chez les propriétaires du sol des sentiments d’arbitraire et de favoritisme. Aussi en 1783 est créé un Conseil des Mines chargé de distribuer des concessions et de réglementer l’exploitation, ainsi qu’une Ecole des Mines chargée de former les ingénieurs d’un Corps royal des Mines.
La formule du « privilège exclusif d’exploiter » figurant sur les actes fait mauvais effet à la veille de la Révolution. A l’initiative de Mirabeau est promulguée la loi du 28 juillet 1791, posant en principe que « les mines et minières sont à la disposition de la Nation ». Celle-ci accorde désormais des concessions qui sont négociées entre les candidats à l’exploitation et le Conseil (devenu Agence) des Mines, le propriétaire du sol ne bénéficiant d’un droit préférentiel d’exploiter que s’il démontre sa compétence technique et sa capacité financière. La loi subit des modifications en 1794 et 1797 car son application soulève de nombreux litiges et récriminations dans une société rurale très opposée au droit régalien. Une instruction ministérielle de Chaptal en 1801 vient compléter le dispositif légal.
Napoléon empereur se penche sur le problème et en 1806 charge le Conseil d’Etat d’étudier une nouvelle législation. Il faudra de nombreuses séances (auxquelles il arrivera à l’Empereur de participer) et quatre années de discussions pour arriver au compromis que constitue l’arrêt du 21 avril 1810. Il établit un régime de « concession instituée » qui attribue en fait à l’exploitant choisi une propriété perpétuelle du sous-sol, dans le respect des réglementations d’exploitation sous le contrôle du Conseil général des Mines, dont la direction est confiée à des inspecteurs issus du
Corps des Mines.
Créé par décret du 18 novembre 1810 venant compléter l’arrêt du 21 avril précédent, le Corps des ingénieurs des Mines, dits les Corpsards, recrute chaque année 15 à 20 ingénieurs dont 90 % parmi les tout premiers au classement de sortie de l’Ecole Polytechnique, dès lors appelés les X-Mines. Que ce soit dans les houillères et la sidérurgie au XIXe siècle, les industries métallurgiques[13] et énergétiques au XXe siècle - du pétrole à l’électronucléaire -, les X-Mines ont fortement contribué à l’industrialisation de la France et constituent toujours l’un des plus puissants corps de l’administration française, que le pouvoir soit royal, impérial ou républicain, participant « à la conception, à la mise en œuvre et à l’évaluation des politiques publiques » dans les larges domaines relevant de leur compétence. En 2010, le Conseil général des Mines[14] et le Corps des Mines ont commémoré le bicentenaire de leur création par Napoléon [15].
© Jacques Macé
[1] . Le musée de l’Ecole nationale supérieure des Mines de Paris ne possède pas moins de 257 échantillons de cristaux caractéristiques de l’île d’Elbe.
[2] Ce type de formation porte le nom scientifique de skarn, nom suédois car initialement identifié dans ce pays.
[3] Franc-maçon actif, lié avec Buonarroti, Briot sera l’un des fondateurs du mouvement des Carbonari.
[4] Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Fayard/Fondation Napoléon, volume 2, lettre 7570, 22 germinal an XI
[5] Epoux d’Elisa Bonaparte, grande duchesse de Toscane.
[6] Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Fayard/Fondation Napoléon, volume 7, lettre 15565, 7 mai 1807.
[7] Né en 1756, Lacepède laissa sa place pour la campagne d’Egypte à son jeune collègue Geoffroy Saint-Hilaire, bien connu à la Fondation Napoléon.
[8] Il se fait appeler Pons de l’Hérault, pour se distinguer parmi les nombreux Pons catalans et languedociens.
[9] L’une de ses premières décisions sera d’obliger tous les propriétaires de maisons à y construite des latrines.
[10] Correspondance de Napoléon 1er, publiée sous le Second Empire, lettres 21631, 21646, 21662.
[11] Les fonderies du continent, à Livourne, à Gênes et même à Canino (appartenant à Lucien Bonaparte), tardaient à régler les livraisons de minerai. Et Pons, malgré les pressions de Madame Mère, refusa de livrer à des fondeurs corses, craignant de n’être jamais payé !
[12] A force de se retourner dans sa tombe, on ne sait plus dans quel sens Peyrusse s’y trouve.
[13] Pourquoi la plaque de votre voiture est-elle dite minéralogique ?
[14] Nommé Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies depuis 2009.
[15] Notamment à travers le colloque : Les ingénieurs des mines : cultures, pouvoirs, pratiques (7-8 octobre 2010).