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Les Mascareignes  (Réunion, Ile Maurice, Rodrigues) sous le Premier Empire

​(Partie 2/2)

 

 

Les rêves orientaux de Napoléon

Le général Bonaparte avait dû renoncer en 1800 à son rêve de pousser jusqu’en Inde via l’Egypte, mais le projet d’affronter l’Angleterre sur la péninsule indienne hante toujours l’esprit de l’Empereur Napoléon. Ainsi, en janvier 1805, expose-t-il à son ministre de la Marine et des Colonies, Decrès, son projet d’envoyer en Inde une armée de quelque 20 000 Français et 5 000 Espagnols, via l’Isle de France, à bord d’une flotte composée d’une vingtaine de vaisseaux et  d’une dizaine de frégates[1], appareillant de Brest, de Rochefort et du Ferrol. En fait, ce projet se réduira à l’armement de deux frégates, La Cybèle et La Didon, qui finalement partiront pour les Antilles[2] car, bientôt, tous les moyens navals seront consacrés au débarquement en Angleterre et aux tentatives d’entraîner la flotte britannique loin dans l’Océan atlantique. Après Trafalgar et ses conséquences, les renforts navals que recevra Decaen se réduiront à deux frégates, La Canonnière et La Piémontaise, en 1806, deux autres, La Manche et La Caroline, en 1808, deux encore, La Vénus et La Bellone, en 1809, et une, L’Astrée, en avril 1810. Avec ces faibles moyens, plus deux bricks construits à Port-Louis et quelques unités de prise, la Marine française dans l’océan Indien fera trembler par ses coups de main l’imposante flotte britannique à la disposition du gouverneur général de l’Inde, lord Minto, . . . jusqu’à ce que ce dernier, excédé, décide de s’emparer des Mascareignes.

Cependant le rêve de s’emparer de l’Inde, par la voie terrestre maintenant, n’abandonnera pas Napoléon de si tôt. Maître de la Pologne, il signe le 4 mai 1807 au château de Finkenstein un traité d’alliance avec la Perse. Trois mois plus tard, lors de ses discussions à Tilsit avec le tsar Alexandre, il tente d’entraîner celui-ci dans une campagne commune contre « la perle de la Couronne britannique Â», l’Inde. Ce projet se prolongera jusqu’à l’été 1808, puis les affaires espagnoles mobiliseront l’énergie de Napoléon dans une autre direction, comme il l’écrira de Bayonne à Decrès le 28 juin : « Les affaires d’Espagne s’étant fort gâtées depuis un mois, je ne déciderai qu’au 15 juillet si je dois détacher du continent des forces considérables[3] Â». La guerre d’Espagne aura une autre conséquence néfaste pour Decaen puisque le gouverneur des Philippines, colonie espagnole, se prononcera en faveur de Ferdinand VII et se mettra sous la protection de l’Angleterre, privant de l’escale de Manille les flottilles françaises lancées à l’attaque des navires venant de Chine.

A Sainte-Hélène, Napoléon manifestera encore son regret de n’avoir pu réaliser son rêve oriental.

 

La chute de l’île Bonaparte

Pour renforcer la défense de l’Isle de France, Decaen décide en 1806 d’y créer un second port dans la baie sud-est de l’île, dite de Vieux Grand Port [4], en raison de la présence d’une jetée et d’un fort hollandais en ruine. Dans un endroit mieux situé, au centre de la baie, il crée un port, des entrepôts et une ville aux rues tracées au cordeau, qu’il appelle Mahébourg, en hommage à La Bourdonnais. Puis, espérant obtenir par un geste de flagornerie les renforts qu’il réclame, il décide de rebaptiser l’île de la Réunion, île Bonaparte, Port-Louis devient Port-Napoléon et Mahébourg Port-Impérial. Ces mesures n’auront pas l’effet qu’il en espérait et, à partir de 1809, les événements malheureux vont se succéder.

Les Anglais mettent au point un plan en plusieurs phases. Pour éviter que leurs croisières ne doivent systématiquement aller se ravitailler au Cap ou à Bombay, ils décident en mai 1809 de s’emparer de la petite île de Rodrigues, dont il n’est pas difficile de chasser les quelques familles françaises qui s’y sont implantées. Une garnison de deux cents soldats britanniques et de quelques centaines de cipayes, sous les ordres du lieutenant-colonel Keating, y est mise en place.

Au mois de juillet 1809, la frégate La Caroline, commandée par le lieutenant de vaisseau Féretier[5], attaque dans le golfe de Bengale trois navires de la Compagnie des Indes lourdement chargés et armés chacun de 36 canons. Féretier s’empare de deux d’entre eux, le Straestham et l’Europa, mais jugeant trop dangereux de conduire ses prises à Port-Louis menacé par les Anglais, il décide de les ramener triomphalement dans la rade de Saint-Paul, sur la côte ouest de la Réunion. Decaen nomme Féretier capitaine de frégate et rapporte son exploit à l’Empereur dans une lettre fort élogieuse qui sera insérée, cinq mois plus tard, dans le Moniteur du 3 janvier 1810. Dès le 20 septembre cependant, cinq unités anglaises, dont la frégate Néréide du capitaine Willoughby, bloquent la rade de Saint-Paul où La Caroline et ses deux prises, au mouillage, réparent leurs avaries. Les troupes de Keating débarquent à la Rivière des Galets, au nord de la ville, s’emparent à revers des forts du port et dirigent les tirs de leurs canons sur La Caroline qui doit se rendre. Le général Des Brulys, commandant de l’île Bonaparte, ne parvient pas à reprendre Saint-Paul, préfère se retirer à Saint-Denis et se tranche la gorge avec son rasoir[6] ; puis les Anglais emmènent vers Rodrigues La Caroline et ses deux prises, après avoir vidé les magasins et entrepôts de Saint-Paul. Ce premier succès montre à l’ennemi la fragilité de la défense de l’île. Celui-ci rassemble donc une troupe de quelque 4 000 hommes qui débarquent le 3 juillet 1810 en différents points de l’île. Le colonel Sainte-Suzanne, successeur de Des Brulys, ne dispose guère que de 500 hommes à leur opposer. Il doit se résoudre à capituler le 8 juillet[7]. Fin de l’île Bonaparte, qui devient the Isle of Bourbon. Sir Robert Townsend Farquhar est nommé gouverneur général des Mascareignes (Bourbon, Rodrigues) et le colonel Keating commandant des troupes.

 

Le combat de Grand Port ( ou de l’Île de la Passe)

Conscient de la menace qui pèse sur l’Isle de France, Decaen multiplie les messages à Paris pour demander un renfort d’au moins 2 000 hommes, sans se leurrer sur le résultat de ses démarches. Il dispose encore de deux divisions navales qui continuent à assaillir les convois anglais l’une sous les ordres du capitaine de vaisseau Duperré, à bord de La Bellone, et de l’ex-corsaire Bouvet de Maisonnneuve nommé capitaine de frégate, à bord de La Minerve, l’autre sous le commandement du capitaine de vaisseau Hamelin, à bord de La Vénus.

Plutôt que de s’attaquer directement à Port-Louis, où sont concentrés les moyens de défense, les Anglais vont d’abord tenter de s’implanter à Mahébourg, dont le port est protégé par un récif corallien et, au large, plusieurs îlots dont le plus important est dit l’île de la Passe. Decaen a fortifié celle-ci en y installant une batterie de 12 canons et en y implantant une garnison de 51 hommes. Dans la nuit du 13 au 14 août, le HMS Sirius du commodore Pym débarque un commando de 72 hommes qui s’empare de l’île par surprise. De ce point d’appui, tenu par la frégate La Néréide du capitaine Willoughby, l’ennemi tente des coups de main sur les forts de la côte mais se heurte à une certaine résistance. C’est alors que, le 20 août, apparaît au large la division Duperré, composée de La Bellone (Duperré), La Minerve (Bouvet), de la corvette Victor, commandée par le lieutenant de vaisseau Nicolas Morice, et de deux prises faites dans le canal du Mozambique, le Ceylan et le Windham. Willoughby s’empresse de faire hisser le pavillon français sur l’île de la Passe et sur la Néréide que les Français, heureux de rentrer au port, prennent pour La Sémillante revenue à l’Isle de France. Le Victor, suivi du Ceylan et de la Minerve, s’engage dans la passe délicate. Willoughby fait amener les pavillons français, hisser l’Union Jack et ouvrir le feu. La surprise est totale, la Minerve perd 23 hommes, la Bellone de Duperré force le passage pour rejoindre le gros de la division, tandis que le Windham manque la passe et reprend le large.

Duperré dispose ses quatre navires sur une ligne de défense devant Mahébourg, de manière à ne pouvoir être tourné, et envoie le lieutenant de vaisseau Morice à Port-Napoléon (Port-Louis) pour informer Decaen. Celui-ci donne l’ordre à la division Hamelin de rejoindre Mahébourg - ce Port-Impérial que les marins continuent à appeler Vieux Grand Port – et se rend lui-même sur le site de l’inévitable combat. La Néréide est rejointe par le Sirius (commodore Pym), la Magicienne (capitaine Curtis) et l’Iphigénie (capitaine Lambert). Les quatre navires doivent s’engager l’un après l’autre dans la passe pour prendre position devant la ligne française Le combat, quatre contre quatre, débute le 23 août en fin d’après-midi et se poursuit le 24. Se succèdent canonnades, ruptures de câbles et échouages, mais la ligne de défense n’est pas brisée. Dès huit heures du soir le 23, Duperré est blessé à la tête, transporté à terre et Bouvet prend le commandement. Au matin du 25, le Sirius et la Magicienne, en feu, sont abandonnées par leur équipages, le Sirius explose à onze heures, la Néréide - démâtée et échouée, à bord de laquelle le capitaine Willoughby est grièvement blessé et perd un œil[8] - cesse le combat et l’Iphigénie se replie sur l’île de la Passe pour ravitailler en munitions.

A terre, Decaen s’impatiente de ne pas voir arriver la division Hamelin, qui est retardée par des vents contraires. Finalement La Vénus, La Manche et un brick se présentent devant la baie le 27 et Hamelin adresse un ultimatum au capitaine Lambert, commandant l’Iphigénie, tandis que La Bellone, La Minerve et Le Victor, parviennent à se déséchouer et s’apprêtent à reprendre le combat. Lambert décide sagement de se rendre. Le bilan est de deux frégates anglaises incendiées, deux autres prises, leurs capitaines prisonniers de même que quelque 1 600 hommes dont la garde et la nourriture vont donner bien des soucis à Decaen. Les pertes s’élèvent à 500 marins anglais et 150 français. Indiscutable victoire navale, la bataille dite de Vieux Grand Port est la seule dont le nom a été jugé digne d’être gravé sur l’Arc de Triomphe. Mais pour la Royal Navy et les Mauriciens, c’est la bataille de l’île de la Passe [9].

 

La perte de l’Isle de France

On ne taquine pas impunément l’orgueil du lion britannique et sa réaction va être redoutable, bien que, enhardis par leur succès de Grand Port, Bouvet avec l’Iphigénie (qui a changé de pavillon) et l’Astrée, Hamelin avec sa Vénus et le Victor du capitaine Morice emportent encore au mois de septembre plusieurs victoires navales entre Port-Napoléon et Bourbon, mais pendant ce temps le lieutenant général Abercromby, chargé d’en finir avec ces damned Frenchies, rassemble à Rodrigues une flotte et une armée considérables : 15 000 hommes de troupes européennes en provenance de Bombay, du Bengale, de Madras, du Cap, 9 000 cipayes et volontaires indiens. Le tout va embarquer sur un vaisseau, 12 frégates, 15 bricks ou croiseurs et une quarantaine de transports de troupe [10].

Port-Napoléon étant bien défendu par de nombreux forts, des sites de débarquement sont choisis au nord de l’île, le principal étant celui du Cap Malheureux, le bien nommé. Le 29 novembre 1810, les vigies n’en croient pas leurs yeux en voyant l’océan couvert de mâts. Le jour même, deux mille hommes débarquent et prennent position en direction de Port-Louis. Le lendemain ils sont six mille. Quelques escarmouches se produisent à Pamplemousses et au Moulin à Poudre, pratiquement aux portes de la capitale. Decaen ne peut leur opposer que 2 000 hommes, dont 800 gardes nationaux. Inspectant son système de défense, il assiste aux prémisses d’autres débarquements à la Baie du Tombeau et à Grande Rivière, au nord et au sud de Port-Louis. Voulant éviter le pillage et la destruction de la ville, Decaen décide sagement le 2 décembre qu’il n’a plus qu’à demander une suspension d’armes, qui se transforme en une négociation d’armistice. Il pose ses conditions dont il devra néanmoins en rabattre, tout en obtenant des avantages certains : tous les navires présents (9 frégates, 3 indiamen, 24 bateaux de commerce) seront remis à l’envahisseur, mais les soldats et marins français ne seront pas prisonniers de guerre et seront rapatriés avec leurs familles et bagages personnels dans des ports français, les fonctionnaires français seront autorisés à demeurer dans la colonie pour régler les affaires en cours, les propriétés des particuliers seront respectées.

Mais l’article le plus remarquable de la convention du 3 décembre est l’article 8, ainsi rédigé : « les habitants conserveront leurs religion, lois et coutumes Â», qui sera scrupuleusement appliqué. L’île reprend le nom de Mauritius ou d’île Maurice, sous le gouvernement de Sir Robert Farquhar.

 

La lutte n’était pas tout à fait terminée car une division de trois frégates, partie de Brest avant que la nouvelle de la capitulation de Decaen n’y soit parvenue, arrive devant Port-Louis début mai 1811. Pourchassées par les Anglais, deux frégates sont prises devant Tamatave à Madagascar. Seule La Clorinde parviendra à rallier Brest. La Hollande ayant été annexée à l’Empire français en juillet 1810, l’île de Java devient colonie française. Napoléon nomme le général Janssens gouverneur général à Batavia. Arrivé le 2 mai 1811, il doit capituler devant les Anglais le 9 août suivant. Cette fois, c’en est bien fini de la présence française dams l’Océan indien.

 

Les conséquences

En 1814, lors du Traité de Paris, les puissances alliées décideront de rendre à Louis XVIII - roi Bourbon - l’île Bourbon dont la possession n’intéressait guère la Grande-Bretagne[11], mais cette dernière conservera Mauritius en raison de ses capacités portuaires (et peut-être de son charme). L’article 8 de la capitulation du 3 décembre[12] trouvera alors tout son sens : la religion anglicane ne sera pas imposée et ne concernera que les fonctionnaires britanniques, la législation restera fortement empreinte du code civil français et surtout, bien que l’anglais devienne langue officielle, la langue française ne sera pas proscrite et restera - et est restée jusqu’à nos jours - la langue véhiculaire majoritaire de la population, souvent très bien parlée. Si bien que dans la République de Maurice, indépendante depuis 1968, le touriste français se sent proche de chez lui,  à quelques détails près (la conduire à gauche par exemple). N’est-ce pas le plus beau et le plus agréable résultat de ces pages d’histoire ?

 

 

© Jacques Macé

 

 

Bibliographie

Henri Prentout, L’Île de France sous Decaen, 1803-1810, Hachette, Paris, 1901.

Roger Lepelley, La fin d’un empire, les derniers jours de l’Isle de France et de l’Isle Bonaparte, 1809-1810, Economica, 2000.

Pierre Pluchon, Histoire de la colonisation française, tome premier, Fayard, 1991, p. 985 à 998.

Daniel Vaxelaire, Le grand livre de l’Histoire de la Réunion, volume 1, des origines à 1848, Editions Orphie, 1999.

Jacques Sandeau, le général Decaen à l’Île de France, Amalthée, Nantes, 2006

 


 

[1] Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Fayard/Fondation Napoléon, Tome 5, 2008. Lettres 9509 et 9510.

[2] Idem. Lettres 9745 et 9835.

[3] Correspondance de Napoloén 1er publiée par ordre de l’Empereur Napoloén III, lettre n° 14138.

[4] Dit aussi Port-Bourbon au XVIIIe siècle.

[5] Féretier remplace le capitaine de frégate Billiard, malade.

[6] Il écrit en testament ; « Je ne veux pas sacrifier des habitants à la défense inutile de cette île ouverte . . . La mort m’attend à l’échafaud. Je préfère me la donner Â». Les combats ont fait une centaine de morts français, 180 morts anglais selon les Français et 80 selon les Anglais.

[7] Après que les Français ont eu 12 morts, les Anglais 18 ou 88, selon la source du bilan.

[8] Willoughby sera transporté à terre au château Robillard (belle maison coloniale) et soigné au côté de Duperré. Le château Robillard est aujourd’hui le Musée d’Histoire nationale de l’île Maurice et l’anecdote des deux capitaines soignés côte à côte est connue de tous les touristes qui ne vont pas à Maurice que pour bronzer.

[9]  Comme pour La Moskowa et Borodino.

[10]  Une véritable opération Overlord, 134 ans à l’avance.

[11] Bourbon reprendra le nom de La Réunion en 1848.

[12]  Les parlementaires eurent le bon goût de dater l’acte du 3 décembre, et non de la veille.

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