Jacques Macé
Mes histoires, napoléoniennes et autres
Thaïs, Khmers, Viets, trois peuples, trois destins, face à l'Occident
Après la perte de ses conquêtes en Inde au XVIIIe siècle au profit de la Grande-Bretagne, la France dirigea ses ambitions vers l’Extrême-Orient, notamment le Tonkin et l’Annam où elle exerçait déjà son influence grâce notamment à l’action des missionnaires catholiques français qui s’y étaient implantés dès le XVIIe siècle. Ainsi, en 1650, le jésuite Alexandre de Rhodes transcrivait l’écriture vietnamienne en caractères latins, système qui fut imposé dans les textes administratifs et conquit aussi les lettrés.
Entre l’Empire des Indes sous contrôle britannique et cette zone d’influence française, les territoires traditionnellement nommés, d’ouest en est, Birmanie, Siam, Cambodge, Cochinchine, aux frontières fluctuantes, vont devenir l’objet d’une vive compétition entre les deux puissances coloniales, venant se greffer sur les conflits territoriaux opposant depuis des siècles les ethnies d’origine chinoise qui s’y étaient implantées : Birmans, Thaïs, Khmers, Viêt et Laotiens. Tous étaient imprégnés d’une forte culture bouddhiste, même si Birmans, Thaïs et Khmers pratiquaient majoritairement le bouddhisme theravada (ou petit véhicule), venu d’Indonésie, alors que Viêt et Laotiens adoptaient plutôt le bouddhisme mahayana (ou grand véhicule), d’origine tibétaine, complété d’un vif culte des ancêtres. Face à l’Indouisme et à la progression de l’Islam en Indonésie et en Malaisie, le bouddhisme, plus philosophie que religion, constituait le ciment des civilisations extrême-orientales.
Mais il est bien certain que, pour nos missionnaires, le christianisme constituait la religion qui devait être imposée aux hommes de la terre pour que leurs âmes puissent gagner le ciel. Les Anglais, plus pragmatiques, voyaient surtout dans ces pays l’opportunité d’en exploiter les matières premières, les richesses et imaginèrent même de payer le thé, les soieries et les porcelaines qu’ils achetaient en Chine avec l’opium qu’ils produisaient en Inde ! Ce fut l’objet de deux expéditions - dites les guerres de l’opium -, la première britannique en 1836-1842, la seconde franco-britannique en 1860 jusqu’à Pékin pour y imposer des traités de commerce. La seconde se termina par le sac et le pillage du Palais d’Eté, toujours l’objet de revendications de la part de la Chine lors du passage de rapines de ce Sac en ventes publiques.
Revenons cependant à la pointe du continent asiatique. Des années 900 à 1432 de notre ère, les Khmers s’imposent dans la région en créant un puissant empire aujourd’hui bien connu grâce à la restauration des ruines de sa capitale Angkor : Angkor Vat, le Bayon et les temples les environnant (dont celui de Banteay Srei, si ‘‘apprécié’’ par André Malraux) constituent l’une des merveilles du monde touristique et le symbole de l’Etat cambodgien puisque la silhouette d’Angkor Vat figure sur son actuel drapeau.
Les historiens s’interrogent sur les raisons du déclin et de la chute de l’Empire khmer. L’une de ces raisons est la guerre menée par ses voisins de l’ouest, les Thaïs, couramment appelés Siamois, qui constituent deux royaumes, ayant pour capitales Sukhothaï, puis Ayutthaya. Le Siam réduit l’emprise khmer et s’empare notamment des deux provinces du Nord, Battambang et Siem Reap (Angkor se trouvant près de Siem Reap). Pendant plusieurs siècles, ces deux provinces vont devenir une sorte « d’Alsace-Lorraine » entre le Siam et le Cambodge.
A partir du XVIIe siècle, le Siam devient la puissance dominante de la région, prêt à entrer en relation avec le monde occidental comme en témoigne l’ambassade siamoise envoyée en 1686 par le roi Phrai Naraï à la Cour de Louis XIV et qui fera connaître cet étrange pays aux Français. Mais l’accord commercial et culturel alors conclu sera sans lendemain.
Le conflit Siam-Birmanie
Pendant des siècles, des conflits territoriaux ont opposé le Siam à son voisin occidental, la Birmanie, qui elle aussi a développé une brillante civilisation autour de sa capitale Mandalay, si chère plus tard au cœur de Rudyard Kipling. En 1767, les Birmans s’emparent d’Ayutthaya et d’une partie du territoire du Siam. Le général Taksin prend le pouvoir, rétablit la situation mais est exécuté en 1782. C’est alors que le général Chakri inflige une sévère défaite aux Birmans en 1786 à Ta Din Dang, bataille aussi célèbre que celle d’Austerlitz chez nous (où les assauts à dos d’éléphants ont remplacé les charges de cavalerie), victoire commémorée chaque année par l’armée thaïlandaise. Il est proclamé roi sous le nom de Rama 1er, implante sa capitale dans la ville nouvelle de Bangkok et la dynastie Chakri va régner jusqu’à nos jours sur le Siam devenu Thaïlande, dont le roi actuel porte le titre de Rama IX.
Les Anglais, déjà bien présents en Inde et au Bengale, profitent de l’affaiblissement de la Birmanie pour s’implanter durablement dans ce pays, espérant bien continuer leur progression en s’emparant du Siam. C’est alors que les rois du Siam Mongkut (ou Rama IV, 1851-1868) et Chulalonkorn (ou Rama V, 1868-1910) vont à la fois mener une politique ouverte au modernisme et un habile jeu diplomatique mêlant amitié et commerce dans leurs relations avec la Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis, tout en cherchant à opposer les puissances occidentales entre elles. En 1856, le ministre plénipotentiaire Charles de Montigny signe un traité d’amitié franco-siamoise et l’envoi en 1861 d’une délégation de trois ambassadeurs siamois à Paris pour remettre une lettre du roi à Napoléon III s’inscrit dans le cadre de ce traité.
L’ambassade de 1861
L’arrivée le 2 juin 1861 à Toulon des ambassadeurs, de leur suite d’une trentaine de personnes, leurs costumes, leur passage a Lyon et leur installation à Paris soulèvent l’intérêt de la presse et du public. Lors de la réception officielle par l’Empereur à Fontainebleau le 27 juin, c’est le protocole siamois qui est appliqué : les ambassadeurs et leur suite rampent sur les coudes et les genoux jusqu’au trône pour remettre la lettre royale. L’étonnement et la surprise sont tels que la scène sera immortalisée dans le célèbre tableau du peintre Gérôme qui sera présenté au salon de 1865. Avec son esprit sarcastique, Prosper Mérimée décrit ainsi la scène dans une lettre à une amie :
« Figurez-vous un homme laid comme un singe, habillé de brocart d’or, sur la tête un chapeau de picador, rampant sur les coudes et les genoux, en tenant dans ses deux mains un vase où étaient les lettres de ses souverains. A chaque mouvement, le vase vacillait, le chapeau branlait et menaçait de tomber. Toute la suite s’avançait de la même manière, le second ayant la figure contre le derrière du premier, et touts les fois qu’il y avait un temps d’arrêt dans la colonne en marche, il y avait choc de toutes ces figures noires contre les derrières de brocart. Malgré le ridicule de la cérémonie, il y avait quelque chose de pénible à voir des êtres humains, présumés possesseurs d’une âme immortelle, imiter ainsi des hannetons ».
La presse se déchaîna, mêlant dérision et admiration pour la richesse des cadeaux et l’esprit éclairé du souverain siamois (ainsi que propos que nous qualifierions aujourd’hui de racistes). Cette réception purement protocolaire n’eut pas de suite et, les années suivantes, le Siam poursuivit son expansion, s’emparant de la province de Luang Prabang au détriment du petit royaume du Laos et arrachant celles de Battambang et de Siem Reap au Cambodge. Il va ainsi se trouver face à la France qui développe son emprise sur le territoire vietnamien et notamment la Cochinchine, historiquement disputée entre Cambodge et Annam.
Le Vietnam
Dès le XIe siècle, le peuple Viêt, chassant leurs prédécesseurs les Chams, s’implante le long des côtes de la Mer de Chine, du Tonkin à l’Annam et la Cochinchine. Cet empire est ensuite divisé en plusieurs royaumes et renaît en 1802 sous la direction de l’empereur Gia Long qui réunit les trois provinces, arrachant la Cochinchine au Cambodge, et crée la dynastie des N’Guyen (dont le dernier souverain sera l’empereur Bao Daï), ainsi que la Cité impériale de Hué, an centre de l’Annam. La France cependant rêve de prendre le contrôle de ce pays et l’opération va s’étendre sur plusieurs décennies. Il s’agit d’arracher l’Annam, puis le Tonkin, à l’influence chinoise afin d’y trouver des débouchés pour les produits français et de soutenir l’action de nos missionnaires catholiques.
En 1858, l’amiral Rigault de Genouilly se livre à une démonstration de force pour impressionner l’empereur d’Annam Tu Duc en s’emparant du port de Tourane (Da Nang), puis s’implante à Saigon, au cœur de la Cochinchine, elle-même revendiquée par le Cambodge. Se posant en médiateur entre l’Annam et le Cambodge, la France s’empare en 1862 de trois provinces cochinchinoises et en 1867 des quatre autres. La Cochinchine et sa capitale Saïgon deviennent colonie de la France du Second Empire.
Grignoté sur sa frontière de l’ouest par le Siam et sur celle de l’est par l’Annam, le royaume du Cambodge doit aussi faire face à la rébellion d’un prétendant au trône nommé Pou Kom Bo. Conseillé par le vicaire apostolique Mgr Miche, le roi Norodom 1er sollicite en 1863 l’aide militaire de la France. Celle-ci rétablit l’ordre et, avec l’assentiment du roi, transforme son aide en protectorat, ce qui conduira à la mise du royaume sous le contrôle de l’administration française.
Au Tonkin, des officiers de marine français, dont Francis Garnier et Doudart de Lagrée, explorent le cours du Fleuve Rouge, à la recherche d’une nouvelle voie de pénétration en Chine. La France de la Troisième République, cherchant à retrouver son rang dans le monde après sa défaite de 1871, poursuit sous la direction de Jules Ferry une politique d’expansion au Tonkin contre la Chine et de prise de contrôle de l’Annam, malgré le double jeu de l’empereur d’Annam encourageant les révoltes (guet-apens de Hué le 5 juillet 1885, par exemple). Après un traité de paix avec la Chine en 1885 et l’établissement d’un protectorat sur l’Annam et le Tonkin, étendu ensuite au Laos, est créée en 1887 l’Union indochinoise, plus connue en France sous le nom d’Indochine française. Dès lors, des gouverneurs généraux énergiques comme Paul Doumer et Albert Sarraut mènent à marche forcée une politique ‘’coloniste’’ de développement économique et poursuivent l’œuvre civilisatrice de la France (comme on disait alors), mais suscitent de vives frustrations en nommant et révoquant à leur guise le roi du Cambodge et l’empereur d’Annam.
Conclusion
Ainsi s’est préparée l’une des plus dramatiques pages de l’histoire du Monde au XXe siècle. En faisant des concessions telles que la restitution des provinces de Battambang et Siem Reap au Cambodge, ainsi que de provinces frontalières à la Malaisie sous contrôle britannique, le Siam devenu Thaïlande en 1932 préservera son indépendance politique et en partie économique, bénéficiant également du désir de la France et de la Grande-Bretagne de maintenir entre la Birmanie et l’Indochine un état-tampon, une Belgique asiatique (comme l’écrivait L’Illustration). L’Indochine, elle, allait se trouver après la Première Guerre mondiale au centre des revendications anticolonialistes, et subir en quarante ans l’occupation japonaise (qui entraînera d’ailleurs un conflit entre la Thaïlande et l’Indochine vichyste) puis - comme on dit aujourd’hui au Vietnam - la guerre française de 1946-1954 et la guerre américaine de 1959-1973. En effet, après l’invasion et l’occupation japonaise de 1940 à 1945, la France entend, sans tenir compte de l’évolution du monde, rétablir le statut colonial antérieur. Alors que, grâce au talent diplomatique du roi Norodom Sihanouk qui proclame en 1949 l’indépendance et obtient en 1954 l’autonomie du Cambodge, ce pays est alors relativement préservé, le Vietnam s’engage dans une lutte qui conduit en 1954 au départ de la France et à la partition du pays en deux états. Puis l’intervention des Etats-Unis au Vietnam du Sud donne lieu à un atroce conflit, auquel le général de Gaulle tentera d’apporter une solution dans son célèbre discours de Phnom Penh le 1er septembre 1966 (dans le stade, devant plusieurs dizaines de milliers de personnes) :
« Le Cambodge et la France, ayant d’un commun accord séparé leurs souverainetés et donné comme base à leurs rapports une amicale coopération, voici que l’estime et l’affection que se portent mutuellement les deux peuples sont aujourd’hui plus grandes que jamais. Cette estime et cette affection, il me faut dire que, pour nous Français, elles sont amplement justifiées par ce que fait le Cambodge depuis qu’il y a treize ans il a repris l’entière disposition de lui-même.
Mais, tandis que le Royaume avance dans la bonne voie, pourquoi faut-il qu’à ses frontières la guerre provoque un déchaînement de massacres et de ruines qui menace son avenir ? »
De Gaulle invite ensuite les Etats-Unis à « renoncer à une expédition lointaine sans bénéfice ni justification et de lui préférer un arrangement international organisant la paix et le développement de cette importante région du monde ». Mais il ne sera pas entendu et le conflit se poursuivra jusqu’à la réunification du Vietnam dans la douleur en 1975 ; le Cambodge subira alors le contrecoup de ce conflit à travers une guerre civile de type génocidaire qui laissera des traces profondes avant d’être arrêtée en 1979 par une intervention militaire, puis politique, du Vietnam, mettant fin pour les populations de la zone à quarante ans de massacres et de malheurs.
Trente ans plus tard, même si des risques d’incidents de frontières entre la Thaïlande et le Cambodge ou le Vietnam et la Chine subsistent encore parfois, Khmers et Vietnamiens, aux cultures imprégnées de bouddhisme et de confucianisme, ont su, sinon oublier, passer au-dessus des séquelles de leur histoire et tourner résolument leurs regards vers le futur. De même que les peuples européens, si longtemps divisés, ont créé la Communauté européenne du charbon et de l’acier, puis l’Union européenne, l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est) créée en 1967 par les Philippines, l’Indonésie, Singapour et la Thaïlande, rejointe en 1984 par le Brunei, en 1995 par le Vietnam, en 1997 par le Laos et la Birmanie, et en 1999 par le Cambodge, réunit aujourd’hui ces pays pour régler pacifiquement leurs différends, développer harmonieusement leurs économies ainsi que leur coopération en matière d’éducation et de culture.
© Jacques Macé