Jacques Macé
Mes histoires, napoléoniennes et autres
Draveil, août 1944
enquête sur un drame de la Libération
Présentation
Un officier issu de la Résistance récuse l'autorité du colonel Rol-Tanguy commandant les F.F.I. de la région parisienne. Installé avec son groupe au château de Villiers à Draveil, il s'impose comme l'homme fort de la commune dans la période trouble entre la dissolution de la municipalité vichyste et la mise en place des nouvelles autorités républicaines. Le 15 août, il fait exécuter un jeune résistant d'origine lituanienne, nommé Charles Zimmer, pris par erreur pour un espion, car parlant la langue allemande. Quinze jours plus tard, quatre hommes soupçonnés de collaboration sont exécutés militairement devant une foule avide de vengeance. Dans l'intervalle, sept résistants de Draveil et des communes voisines, envoyés chercher des armes à Paris, y ont été massacrés par la Gestapo, en marge de l'affaire de la Cascade du Bois de Boulogne. Après deux ans d'enquête, la justice militaire prononcera un non-lieu, estimant que les cinq homicides commis à Draveil en août 1944 constitue " des faits légitimés par l'ordonnance du 6 juillet 1943, comme accomplis dans le but de servir la cause de la Libération de la France ".
La découverte par l’auteur de témoignages écrits et de documents judiciaires inédits permet aujourd’hui de reconstituer dans toute sa complexité l’enchaînement de ces faits occultés pendant un demi-siècle et d’analyser les comportements de leurs acteurs. Dans ce genre de drame, il importe d’éviter de porter des jugements de valeur déconnectés des réalités de l’époque où les faits se sont déroulés. Ce récit a donc un objectif strictement historique.
Ces faits ont été évoqués d’une manière incomplète et parfois erronée dans les ouvrages Les Fantômes de Villiers, publié en 1997 par Jacques Macé, et Mémoire et Images de Draveil au XXe siècle, publié en 2004 par le Cercle littéraire et historique de Draveil. Puis les célébrations du 60e anniversaire de la Libération ont provoqué l’ouverture de nouvelles pistes de recherches. Les sources inédites identifiées depuis cette date permettent aujourd’hui à Jacques Macé d’apporter un éclairage précis et documenté sur les événements qui ont marqué la fin de l’Occupation à Draveil et d’apporter ainsi une contribution à l’histoire de la Libération de la banlieue parisienne.
Avant-propos
Dans nombre de communes de France, les drames de l’Occupation furent suivis lors de la Libération de l’exécution sommaire de collaborateurs ou présumés tels, de règlements de compte politiques ou crapuleux, de tragiques méprises. La ville de Draveil, commune de Seine-et-Oise de 10 000 habitants, à 20 km au sud-est de Paris entre Seine et forêt de Sénart, n’a pas échappé à cette règle et, du 15 août au 31 août 1944, s’y sont déroulées trois affaires que, après plus de soixante ans, la recherche historique permet enfin de débrouiller. L’une d’elles, le massacre à Paris le 16 août de sept résistants de Draveil venus y prendre livraison d’armes à bord d’un camion réquisitionné au chantier des Eaux et Forêts de la Faisanderie de Sénart, a été longuement étudiée. Des voies de Draveil portent les noms de trois des victimes ; il en est de même à Vigneux, Montgeron et Yerres. L’exécution à caractère militaire le 31 août 1944 de quatre individus, dont l’ancien maire communiste de Draveil de 1936 à 1940, laissa une impression de malaise et demeura occultée, voire ignorée, d’une partie de la population pendant un demi-siècle. Jusqu’à aujourd’hui, elle a donné lieu à divers récits et interprétations. Enfin, l’exécution sommaire d’un jeune résistant d’origine lituanienne, pris à tort pour un espion allemand, est restée cachée jusqu’à ce qu’elle soit évoquée lors de la commémoration en 2004 du soixantième anniversaire de la Libération.
Depuis cette date, la découverte de documents d’archives, officiels et privés, a montré qu’il existe un lien entre ces trois événements et a permis de les reconstituer avec, pensons-nous, un degré fiable de précision. Le point commun des trois affaires est le château de Villiers à Draveil, alors propriété du vicomte et de la vicomtesse Hutteau d’Origny, mais le personnage central qui établit un lien entre elles et dont l’action permet de les comprendre se nomme Pierre Chavane, abrité au château de Villiers de janvier à août 1944 sous le pseudonyme de colonel-comte de Chevert. Ce dernier, au moment de la Libération, se substitua à la municipalité et s’imposa comme l’homme fort de la commune, avec droit de vie et de mort.
I
Qui était Pierre Chavane ?
Un jeune héros
Pierre Chavane naît à Paris-8e le 13 avril 1900. Il est le fils d’André Chavane, docteur en médecine, et de son épouse Jeanne Beaumont, domiciliés 24 avenue Montaigne. Il fait ses études à l’Institution Sainte-Marie de Monceau, avant de préparer une licence à la faculté de Droit de Paris. En avril 1918, dès son dix-huitième anniversaire, il souscrit un engagement pour la durée de la guerre. Il est victime en octobre d’une fracture du bassin classée en blessure de guerre puis, après l’Armistice et une fois guéri, il est envoyé participer aux opérations qui se poursuivent au Levant (Liban et Syrie sous protection française), en tant que maréchal des logis dans un régiment de Spahis. Il est blessé d’une balle à l’épaule en novembre 1920, est transféré avec son régiment en Algérie et finalement libéré en mars 1921. Il est l’un des plus jeunes anciens combattants, décoré de la Croix de Guerre 1914-1918 et de la Médaille du Levant. Il termine sa licence en droit et, à partir de 1923, travaille à Paris en tant que directeur commercial de plusieurs maisons d’éditions d’art. Il fonde une famille. Marqué par l’expérience de ses vingt ans, patriote convaincu, déçu par la situation politique, il partage, semble-t-il, les opinions antiparlementaires des anciens combattants telles qu’elles sont manifestées par le colonel de La Rocque et le mouvement des Croix de Feu.
Le 6 février 1934, lors de sanglantes émeutes sur la place de la Concorde, les Croix de Feu mettent en danger l’existence même de la République. Peu après, Pierre Chavane quitte la France et va vivre pendant plus de deux années aux États-Unis. C’est là qu’il s’initie aux méthodes nouvelles de la promotion publicitaire, alors qu’en France on ne fait encore que de la ‘‘réclame’’. A son retour à Paris en 1937, il crée l’agence Chavane-Publicité, dont le directeur applique les méthodes américaines. Mobilisé en 1939, Pierre Chavane est affecté en janvier 1940 au 5e Bureau de l’état-major, ‘‘chargé de créer et de diriger le service de propagande’’. Démobilisé à Clermont-Ferrand en juillet 1940, il reprend à Paris son activité commerciale, très réduite du fait de la situation économique sous l’Occupation, et devient directeur général des Maisons d’Accueil des Anciens Combattants.
Dans la Résistance
Dès septembre 1940, il est recruté par le colonel Alfred Heurtaux, as de l’escadrille des Cigognes durant la première guerre mondiale, qui constitue un Service de Renseignement Air au sein d’un réseau de résistance nommé Hector, créé par d’anciens membres du Parti Social Français (P.S.F.) fondé par le colonel de la Rocque après la dissolution des Croix de Feu par le gouvernement de Front Populaire.
Le colonel Heurtaux est également l’un des fondateurs de l’Organisation Civile et Militaire (O.C.M.), réseau constitué d’industriels, de hauts fonctionnaires, de ‘‘travailleurs intellectuels’’, la plupart officiers de réserve. A Draveil, le vicomte François d’Origny, qui a effectué la campagne de 1940 comme officier de liaison entre l’Armée de l’Air Française et la Royal Air Force, et son épouse Gilonne, fervente gaulliste, adhèrent dès octobre 1940 à l’O.C.M. Ce réseau fait du renseignement et, en outre, se charge du rapatriement vers l’Angleterre des aviateurs alliés abattus au-dessus de la France. Le château de Villiers, où la vicomtesse Gilonne d’Origny se montre très active, devient un point de rassemblement de ceux-ci avant leur évacuation. Par ailleurs, les Origny fréquentent également Hubert de Lagarde, ancien officier saint-cyrien employé vraisemblablement dans les services de renseignement. Membre de l’Action Française avant la guerre, Lagarde rompt avec Charles Maurras après le ralliement de ce dernier au maréchal Pétain et fonde son propre réseau de résistance qu’il nomme Eleuthère (nom de la déesse grecque de la Liberté). Il apparaît donc clairement qu’aussi bien Chavane que les Origny et Lagarde furent des résistants de la première heure faisant preuve d’un courage et d’un patriotisme indéniables.
L’organisation des Maisons d’Accueil des Anciens Combattants, qui nourrit quelque 8 000 personnes à Paris, sert de couverture pour monter un réseau de ravitaillement dans les fermes de l’ouest de la France et ainsi repérer des terrains d’atterrissage. Le colonel Heurtaux et Pierre Chavane sont arrêtés le 3 novembre 1941, détenus six semaines à Fresnes puis transférés au camp de Wuppertal en Rhénanie. Déporté à Buchenwald, le colonel Heurtaux survivra et sera rapatrié en avril 1945. Pierre Chavane est condamné à mort le 6 mai 1942 mais il est transféré à Düsseldorf pour révision de son procès et complément d’enquête. Et là, coup de théâtre, il réussit à se faire inclure en novembre 1943 sous ‘‘confusion de qualité’’ dans un convoi de grands blessés rapatriés en France. En liberté sous surveillance, il reprend contact avec des membres de l’O.C.M., pour le moins surpris de son retour. Mais les Allemands s’aperçoivent vite de leur erreur. Pierre Chavane est de nouveau arrêté à Paris le 12 janvier 1944, interrogé rue des Saussaies, puis dirigé vers la prison du Cherche-Midi pour être renvoyé à Düsseldorf. Il s’évade au cours du transfert et vient se réfugier secrètement au château de Villiers. Sa fréquentation étant jugée dangereuse, il est cependant exclu des effectifs des Forces Françaises Combattantes.
Le colonel de Chevert
Caché à Villiers, Pierre Chavane se remet de blessures. En avril 1944, il tente de reprendre contact avec le 5e Bureau et l’organisation de l’Armée Secrète (AS), sans succès selon ses dires. Il sort de l’ombre début juin 1944, au moment du débarquement de Normandie, sous le nom de colonel-comte de Chevert. Il laisse entendre et parvient à convaincre qu’il a été parachuté derrière les lignes allemandes et qu’il est chargé par les Forces Françaises Combattantes de rassembler, d’unifier et de diriger les groupes de résistants locaux, pour préparer l’arrivée des forces américaines. Grâce au soutien actif de la vicomtesse Gilonne d’Origny (le vicomte François semble plus circonspect), Chevert s’entoure d’un groupe de fidèles constitué de membres des groupes locaux de l’O.C.M. et du réseau Vengeance et d’individus d’origines diverses qui le rejoignent, tandis que les F.T.P. (Francs Tireurs et Partisans) et membres du Front National (mouvement politique dominé par les communistes) manifestent leur réticence et se tiennent à l’écart. Un certain capitaine Dalicieux, domicilié à Vigneux, est nommé chef de place et adjoint de Chevert.
Chevert-Chavane mène son action d’une manière indépendante, sans l’intégrer dans l’organisation de Forces Françaises de l’Intérieur (F.F.I.). En effet, en février 1944, la résistance intérieure avait été organisée depuis Londres sous l’autorité du général Koenig sous le nom de Forces Françaises de l’Intérieur, les F.F.I., sigle qui deviendra un nom générique. Leur tâche principale devait être de s’attaquer aux forces allemandes et de retarder leur avance vers le front de Normandie lors du débarquement. En région parisienne, les F.F.I. sont placés sous le commandement du général Dejussieu, alias Pontcarral, issu de l’O.C.M., chargé de préparer la participation de la Résistance à la libération de la capitale. Pontcarral est arrêté par la Gestapo le 5 mai 1944 et les différents mouvements de résistance se réunissent le 1er juin pour lui désigner un successeur. Les présents s’accordent pour choisir le candidat présenté par le Front National, le colonel Rol, pseudonyme d’Henri Tanguy, ancien des Brigades internationales en Espagne, qui leur semble le plus apte à occuper le poste. Ce choix, qui surprend certains et en irrite d’autres, est entériné par le général Chaban (Jacques Chaban-Delmas), délégué militaire du général de Gaulle en France. Le colonel Rol-Tanguy saura se montrer impartial et compétent, organisant efficacement les FFI de la région parisienne et dirigeant le soulèvement de la population. Le général Leclerc lui demandera d’apposer sa signature sur le document de la capitulation des forces allemandes de la garnison de Paris.
Cependant certains mouvements manifestent pour le moins une répugnance à se mettre sous les ordres de Rol-Tanguy, craignant une prise du pouvoir par le parti communiste après la libération de la capitale. C’est le cas d’Hubert de Lagarde (le chef du réseau parisien Eleuthère), ancien adjoint de Pontcarral. Le 19 juin, Lagarde est révoqué par le Comité d’Action Militaire (COMAC) ; le 26 juin, il est arrêté par la Gestapo et déporté au camp d’Auschwitz où il décédera en avril 1945. Encore aujourd’hui, certains pensent qu’il a été trahi par un membre de son réseau et d’aucuns prétendent qu’il aurait été dénoncé par des communistes. Chavane est, semble-t-il, dans le même état d’esprit mais il ne peut être révoqué puisqu’il n’a jamais fait homologuer son groupement par les F.F.I. Il va ‘‘règner’’ en maître au château de Villiers, éloignant ses hôtes (le vicomte et la vicomtesse) ou profitant de leurs absences pour se livrer à des actes excessifs. Il se trouve ainsi en conflit d’autorité avec l’organisation officielle des F.F.I. dans laquelle une trentaine de communes de la rive droite de la Seine, de Corbeil à Villeneuve-Saint-Georges, ont été regroupées dans une entité nommée Sous-Secteur Agro, placée sous l’autorité d’un commandant Ferté (pseudonyme du commandant Foucher). Mais en cette période compliquée qui précède la Libération, il est bien difficile de savoir qui est qui, qui reçoit ses ordres de qui, surtout dans la région Est et Sud-Est de Paris qui n’est pas la préoccupation principale de l’état-major de Rol-Tanguy, lequel s’intéresse surtout à l’avance des chars américains et de la 2e D.B. du général Leclerc vers l’Ouest et le Sud de la capitale. A l’approche de la Libération, Chevert, basé à Villiers, et Ferté, basé à Yerres, décident d’unir leurs forces, sous le nom de « 3e régiment F.F.I.», appellation qui ne sera jamais homologuée par le ministère des Armées. Dès lors, les événements vont se précipiter.
Une mi-août dramatique
Vers le 10 août 1944, Chevert est informé qu’un certain capitaine Jack, de l’Intelligence Service, est chargé de livrer des armes à la résistance française ; il suffit de venir en prendre livraison le 16 août à Paris, Porte Maillot. Encore faut-il disposer d’un camion pour s’y rendre. Or le chantier des Eaux et Forêts, basé à la Faisanderie de Sénart et dirigé par un nommé André Labussière, dispose de deux camions. Labussière abrite et emploie à la Faisanderie des prisonniers de guerre évadés et des réfractaires au S.T.O., en liaison avec le réseau Libération Nord de Corbeil. Chevert dispose d’un informateur à la Faisanderie qui lui rapporte une rumeur selon laquelle Labussière parle parfaitement la langue allemande et même compte à mi-voix en allemand en tenant la comptabilité. Dans le climat de méfiance générale de l’époque, il n’en faut guère plus pour éveiller les soupçons et insinuer qu’il est peut-être un espion allemand . . .
Le colonel de Chevert prononce la réquisition des camions des Eaux et Forêts le samedi 12 août et, en l’absence de Labussière, ordonne à leurs chauffeurs de les conduire à Villiers. Le lundi 14, Labussière se rend à Villiers pour demander la restitution d’au moins l’un des camions afin de pouvoir poursuivre ses activités. Il est immédiatement mis en état d’arrestation et interrogé. Il doit avouer que son identité est fausse, qu’il se nomme Charles Zimmer et qu’il est né à Würzburg en Allemagne. Tente-t-il d’expliquer que ses parents étaient des réfugiés juifs lituaniens, chassés par la révolution bolchevique puis par le nazisme, que toute sa famille avait été naturalisée française, arrêtée à Paris et déportée ? Se méfiant de ses interlocuteurs et ne voulant compromettre ses amis, il refuse de fournir des preuves de ses liens avec la Résistance, notamment le réseau Libération Nord de Corbeil. Chevert et les quelques hommes qui l’entourent se persuadent qu’ils ont en face d’eux un agent allemand infiltré. Dans la nuit du 14 au 15 août, Charles Zimmer est abattu de deux balles dans la tête dans le parc du château où son corps est inhumé. Il sera exhumé et identifié deux ans plus tard, le 26 octobre 1946 (Ici, lire en annexe I la biographie de Charles Zimmer).
Le guet-apens de la rue Leroux
Cet ‘‘incident’’ est vite oublié en raison de l’événement qui se produit le lendemain. Le 16 août au matin, l’un des camions part de Villiers avec sept hommes à son bord : deux gendarmes en uniforme de la brigade de Draveil (Emile Fruchart et Lucien Malaviole), mis à la disposition de Chevert par l’adjudant commandant la brigade et sensés faciliter le passage des contrôles allemands ; Pierre Guilbert, ‘‘capitaine’’, de Yerres ; Léon Sorbier, garde-voies, résistant de Draveil ; Maurice Marion, du réseau Vengeance de Vigneux ; Jean-Baptiste Isoard, de Montgeron ; Michel Plantain, de Cambrai, réfugié à Draveil. Depuis la paroisse Saint-Marcel de Paris (groupe Jeunes Chrétiens Combattants), depuis Chelles (groupe FFI-FTP), depuis Clamart(groupe OCM-Jeunesse)), trois autres camions avec 35 jeunes à leur bord se dirigent également vers la Porte Maillot. Ces trois camions sont interceptés par la Gestapo en différents points du 16e arrondissement, leurs occupants interrogés, maltraités dans des locaux de la rue des Saussaies et de l’avenue Foch. Rembarqués en fin de journée dans l’un des camions, ils sont conduits près de la Grande Cascade du Bois de Boulogne et abattus à la mitrailleuse à leur descente du véhicule. Aujourd’hui, un monument y rend hommage à leur sacrifice.
Le camion en provenance de Draveil est retardé par une panne et n’arrive Porte Maillot qu’à 14 heures. L’organisateur du piège, un certain Guy Marcheret, agent français de la Gestapo, alias ‘‘capitaine Jack’’, a laissé sur place un ‘‘guide’’ qui monte à bord du camion et le dirige vers la rue Leroux où un guet-apens a été monté ; soudain l’un des résistants s’aperçoit du piège et abat le guide. Une vive fusillade éclate. Deux hommes sont tués dans le camion, un dans la rue ainsi qu’un passant, les quatre autres sont entraînés dans la cour du 14 rue Leroux où ils sont fusillés. Le lendemain, leurs corps seront regroupés avec ceux du massacre du Bois de Boulogne dans un garage de la rue Chardon-Lagache.
L’annonce de ce drame provoque une vive émotion parmi les résistants réunis au château de Villiers. On craint que l’identification des gendarmes n’amène la Gestapo à Draveil pour y exercer des représailles. Il n’en sera rien car le groupe de la Gestapo française auquel appartenait Marcheret, satisfait de son ‘‘exploit’’, quitta Paris en direction de Nancy dès le 17 août .
La Libération de Draveil
A partir du 21 août, les troupes allemandes manifestent leur nervosité. Elles prennent des otages qui doivent participer au creusement de tranchées à Champrosay et à la construction de retranchements en forêt de Sénart. Mais, en apprenant le 25 la chute de Paris, elles se débandent. Au matin du 26 août, les chars de la 7e Division blindée de l’armée américaine qui ont traversé la Seine à Melun et Corbeil remontent la rive droite et traversent Draveil du Sud au Nord, sans rencontrer d’opposition. La foule manifeste sa joie avant de s’en prendre aux collabos. Cette Libération de Draveil a été précédée et est accompagnée de quelques faits restés ignorés.
Le vicomte d’Origny a été tenu par Chevert à l’écart de l’arrestation de Charles Zimmer. Au petit matin du 15 août (jour où les alliés débarquent sur les côtes de Provence) et avant l’exécution, il part en mission pour franchir les lignes allemandes et contacter les forces américaines en vue de préparer la libération de la rive droite de la Seine. On informa la vicomtesse d’Origny qu’un espion allemand avait été fusillé dans la glacière ou le parc ; c’était le second en quelques jours, note-t-elle dans son journal.
Des ordres du jour donnant les directives à appliquer lors de la libération, signées conjointement Ferté et Chevert, sont diffusées aux groupes de résistants. Il y est notamment précisé que les individus suspectés de collaboration doivent être arrêtés et remis entre les mains de la justice. Le 25 août, jour de la Libération de Paris, François d’Origny est de retour à Villiers, muni d’un ordre de mission délivré par le détachement français auprès du SI/OSS (Secret Intelligence/Office of Strategic Services) et signé Cdt Brault. Immédiatement, son épouse Gilonne d’Origny franchit la Seine avec quatre aviateurs américains hébergés depuis plusieurs jours à Villiers et se rend auprès de l’Etat-major américain du côté de Brétigny. Elle obtient des armes qu’elle ramène à Villiers en franchissant la Seine en barque. Pour cet exploit, elle se verra décerner en novembre 1945 la Croix de Guerre avec la citation suivante : « A fait l’admiration des hommes par son attitude au feu. S’est particulièrement distinguée au cours de la liaison avec l’armée américaine, n’hésitant pas alors qu’une patrouille lui était confiée à traverser la Seine sous le feu de l’ennemi ».
Toutefois ces armes ne seront pas nécessaires car, dès le lendemain 26, la ville est libérée par les chars américains qui se dirigent vers Montgeron et Villeneuve-Saint-Georges. La foule envahit la cour du château, y traînant des individus accusés d’être des collaborateurs et des traîtres, notamment Léon Bru, l’ancien maire communiste de la ville, arrêté à son domicile, injurié et molesté. La vicomtesse fait évacuer les lieux mais les excès se poursuivent dans les rues de la ville où, comme un peu partout en France, l’on promène une vingtaine de femmes interpellées et tondues. Le dimanche 27, le curé de Draveil célèbre un Te Deum en présence du colonel de Chevert, du vicomte et de la vicomtesse d’Origny et du président de la délégation spéciale destitué (M. Barry). Après le passage des troupes américaines, la population se trouve laissée à elle-même ; aussi Pierre Chavane s’impose de facto comme le maître de la situation locale, assisté d’Henri Boissier, chef du réseau local de Libération Nord, ex-adjoint SFIO du maire Léon Bru. Le 29, le général Vallin, chef d’état-major du général Revers (commandant les F.F.I) déjeune à Villiers. Le lendemain 30, la vicomtesse d’Origny se rend à Paris au ministère de la Guerre pour y rencontrer différentes personnalités de ses relations : les généraux Revers et Vallin, Gaston Palewski, directeur du cabinet du général de Gaulle.
Les débordements
Ce même 30 août, Chavane réunit à Villiers une ‘‘cour martiale’’ pour juger certains des individus arrêtés le 26 et détenus à la Faisanderie de Sénart. Quatre condamnations à mort sont prononcées, dont celle de l’ancien maire communiste Léon Bru. Les exécutions ont lieu le lendemain 31 à 9 h. du matin, contre le mur du cimetière du Centre à Draveil. La foule est dense et les enfants grimpent sur le mur du cimetière pour mieux voir.
Le commandant Foucher (Ferté) et les FTP, révulsés par ce qui s’est passé et maintenant convaincus que Chevert est un imposteur étranger aux F.F.I., portent ces faits à la connaissance de Rol-Tanguy qui délivre au capitaine FTP Mouchet un mandat d’amener concernant ce Chevert ou Chavane. Mouchet débarque à Villiers avec ses hommes le 2 septembre mais il ne trouve pas la personne recherchée car au même moment Chavane et les Origny déjeunent à Paris, à l’hôtel Ritz, avec Gaston Palewski.
Des gardes mobiles sont envoyés à Villiers pour faire évacuer le château. Le 4 septembre, Chavane répond à une convocation de Rol-Tanguy et est interrogé par celui-ci au 2e Bureau de la rue des Feuillantines. Il est même mis en état d’arrestation. Mais par une ordonnance du 28 août, le général de Gaulle a mis fin aux fonctions de commandement de Rol-Tanguy et celui-ci, placé sous les ordres des généraux Revers et Koenig, n’est plus chargé que de coordonner l’intégration des F.F.I. dans l’armée régulière. Rol-Tanguy doit relâcher Chavane. Ce dernier passe de nouveau tout l’après-midi du 6 septembre au 2e Bureau et c’est sans doute ce jour-là, après qu’il se soit expliqué, qu’on décide, en haut lieu, de le réintégrer dans les services de renseignement militaire. Le 8, il rencontre le colonel Rebattet, important chef militaire et futur Compagnon de la Libération. Maintenant ce sont Chavane et les Origny qui portent plainte près du procureur de la République de Corbeil pour les dégâts occasionnés au château lors de son invasion le 2 septembre. L’affaire tourne court.
La situation locale se normalise. Le 10 septembre, le nouveau maire nommé par le Comité départemental de la Résistance, le militant CGT Fernand Merma, met en place un conseil municipal provisoire de 20 membres nommés par les mouvements de résistance (5 de Libération Nord, 5 du Front National, 5 issus de l’O.C.M. et 5 issus du réseau Vengeance ).
Commentaires
A ce stade, il importe de chercher à interpréter les faits bruts que nous venons de décrire. Le fait que, le 15 août, Chavane ait envoyé François d’Origny en mission de liaison près des forces américaines avait sans doute pour objet de l’éloigner mais ne peut-il être aussi rapproché du séjour de deux ans de Chavane aux États-Unis dans les années 1935 ? Chavane n’avait-il pas alors été contacté par les services de renseignement américains et n’était-il pas resté en liaison avec eux ?
Que penser ensuite de la mission risquée de Gilonne d’Origny, le 25 août, après le retour de son mari ? On ne peut que tenter une hypothèse. Chavane, comme beaucoup de personnes de droite, redoutait une prise du pouvoir par le parti communiste à l’occasion des troubles de la libération. Il se trouvait ainsi en phase avec la politique du président Roosevelt qui, ne faisant aucunement confiance au général de Gaulle pour dominer la situation, avait envisagé de mettre en place un gouvernement d’occupation, sous contrôle américain et anglais, dans les territoires libérés. Or, selon les décisions prises à Alger par le gouvernement provisoire, Draveil ayant été une commune à municipalité communiste avant la guerre, il était à craindre que la mairie ne soit attribuée à un communiste jusqu’à de nouvelles élections. Chavane était-il à la recherche d’armes dans le but, si nécessaire, de s’opposer à un tel plan ? Après l’échec de l’opération du 16 août à Paris et le retour de François d’Origny qui ne ramène pas d’armes, Gilonne d’Origny décide de partir elle-même à la recherche d’armes. Elle réussit et, à cette occasion, elle renoue avec d’anciennes relations d’avant la guerre (Vallin, Palewski, . . .) qui lui seront fort utiles les jours suivants.
Malgré l’illégitimité de la cour martiale tenue par Chavane le 30 août et les péripéties de l’intervention de Rol-Tanguy, Chavane est, dès le mois d’octobre, intégré rétroactivement dans les F.F.I. avec le grade de chef d’escadron (commandant), attaché au cabinet du général Joinville. Puis, en janvier 1945, il est nommé responsable d’un service dénommé Contrôle militaire des informations, installé dans l’immeuble de Chavane-Publicité, avenue de la Grande Armée, chargé de la censure dans la presse des informations relatives aux opérations militaires et de la promotion de l’action des forces armées.
Le 2 novembre 1945, Pierre Chavane sera élevé au grade de chevalier de la Légion d’honneur, avec la citation suivante : « Officier remarquable par son dynamisme, sa foi patriotique et ses qualités militaires de premier ordre. S’est consacré à la Résistance dès octobre 1940. Arrêté en novembre 1941 et déporté en Allemagne, jugé et condamné, réussit à se faire rapatrier sous confusion de qualité. Reprend son action de résistance (notamment S.R.), est arrêté à nouveau le 12 janvier 1944, sous le coup d’une condamnation à mort par contumace. Réussit à s’évader au cours de son voyage de déportation et reprend aussitôt son activité. Entraîneur d’hommes remarquable, groupe en mai 1944 les éléments de résistance de Draveil, les organise et les anime (secteur Agro). A leur tête, réalise plusieurs opérations puis les conduit au combat en août 1944. En liaison avec les troupes américaines, participe à la prise de Quincy, au dégagement de Draveil, Vigneux, Soisy, Etioles, Montgeron, Brunoy, et poursuit le nettoyage de la forêt de Sénart ».
Le vicomte d’Origny souscrit en novembre 1944 un engagement pour la durée de la guerre et fera les campagnes d’Alsace et de Bavière avec la 4e Division Marocaine de Montagne. La vicomtesse Gilonne d’Origny, nommée capitaine F.F.I., se verra confier la direction de l’Ecole des Cadres des A.F.A.T. (Auxiliaires Féminines de l’Armée de Terre), près de Fontainebleau. Et personne ne pense plus au jeune chef de chantier des Eaux et Forêts enterré quelque part dans le parc de Villiers, sauf sa famille qui le recherche.
I