Jacques Macé
Mes histoires, napoléoniennes et autres
La mort de Napoléon, réalité et fantasmes
Qui n’a pas entendu ou lu dans la presse, de préférence celle à sensation, que Napoléon 1er a été empoisonné à Sainte-Hélène, par les Anglais (ce qui n’étonne guère les Français) oui pire par l’un des ses compagnons, le général Montholon. Sur cette hypothèse, est venu se greffer voici une quarantaine d’années une histoire assez rocambolesque selon laquelle ce ne serait pas le corps de Napoléon qui aurait été ramené en France et inhumé dans le sarcophage des Invalides. Peut-être certains d’entre vous ont-ils accordé foi à ces affirmations habilement présentées ou pensent qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Je vais donc essayer d’expliquer comment sont nées ces hypothèses et ce qu’il faut en penser sur un plan strictement historique. Tout d’abord retraçons le déroulement des six années de la captivité de l’Empereur et les conditions de son décès à l’âge de 51 ans seulement.
Vaincu à Waterloo le 18 juin 1815, Napoléon revient à Paris où, face à l’opposition du Corps législatif et de la Chambre des Pairs, il se résigne à abdiquer une seconde fois et se retire à Malmaison. A sa demande, le gouvernement provisoire met deux frégates à sa disposition dans le port de Rochefort pour se rendre dans le lieu d’exil de son choix. Son idée et celle d’une partie de son entourage est alors de se rendre aux Etats-Unis ; il arrive à Rochefort le 3 juillet, les deux frégates sont bien là mais la Royal Navy bloque la rade. Faut-il forcer le passage, doit-il embarquer clandestinement sur un bateau du commerce ou un petit chasse-marée pour rejoindre le large. Sur l’île d’Aix où Napoléon s’est rendu, les projets se succèdent. Songeant à l’image qu’il laisserait à la postérité s’il était pris en train de s’enfuir, il décide de confier son sort à l’Angleterre dans une lettre célèbre adressée au Prince-régent : « Je viens comme Thémistocle . . ». Il pense qu’il sera autorisé à résider dans un château anglais et embarque sur le vaisseau HMS Bellerophon.
Arrivé devant la côte anglaise, il apprend alors que les gouvernements alliés, échaudés par le retour de l’île d’Elbe ont décidé, pour assurer la tranquillité de l’Europe, de l’exiler sur l’île de Sainte-Hélène, au milieu de l’Atlantique Sud. A cette époque, au temps de la marine à voile et avant le percement de l’isthme de Suez, Sainte-Hélène n’est pas le lieu isolé qu’elle est aujourd’hui. Surnommée l’Auberge de l’Atlantique, elle est une étape importante sur la route vers l’Inde et la Chine ; 900 navires y font escale chaque année. Le gouvernement anglais décide d’en retirer le contrôle à la Compagnie des Indes et de la placer sous administration militaire. Le général Hudson Lowe en est nommé gouverneur.
Malgré ses protestations, Napoléon doit se résigner à embarquer sur le HMS Northumberland après avoir choisi l’entourage qui sera autorisé à l’accompagner : quatre officiers et une dizaine de domestiques. Partent donc avec lui le général Bertrand, grand maréchal de la Cour, accompagné de son épouse Fanny et de leurs trois enfants, le général Montholon, aide de camp accompagné de son épouse et de leur fils de 10 ans, le général Gourgaud, aide de camp célibataire, et le comte de Las Cases, conseiller d’Etat accompagné de son fils de 14 ans. Tous nous ont laissé leurs souvenirs de la Captivité, à commencer bien sûr par Las Cases, auteur du célèbre Mémorial de Sainte-Hélène qui a constitué un élément majeur de la naissance de la Légende napoléonienne. Certains des domestiques ont également inscrit leur nom dans l’histoire. Citons le fidèle valet de chambre Marchand, qui sera l’un des exécuteurs testamentaires de l’Empereur, le valet Saint-Denis dit le mameluk Ali, le maître d’hôtel Cipriani dont on aura l’occasion de reparler. Faute de médecin français volontaire pour l’accompagner, il choisit le docteur O’Meara, irlandais médecin de bord du Bellerophon.
Après deux mois et demi de traversée, Napoléon débarque à Sainte-Hélène le 17 octobre 1815. Pendant que l’on prépare le logement destiné à le recevoir, il réside pendant sept semaines dans un petit pavillon dénommé Les Briars. C’est là qu’il se lie d’amitié avec la jeune Betsy Balcombe, âgée de 15 ans, qui nous a laissé de délicieux souvenirs de ses relations avec l’empereur déchu qui a enfin le temps de pratiquer l’art d’être grand-père. Mais le lieu de résidence retenu, on devrait dire de détention, est Longwood House, ancienne ferme situé sur un plateau désolé et isolé, très facile à surveiller. Le logement rudimentaire est constitué de six pièces, dont une chambre, un cabinet de travail et une salle de bain. L’Empereur ne pourra circuler librement que dans une enceinte d’environ huit kilomètres de circonférence et, au-delà, devra être accompagné de l’officier d’ordonnance britannique qui lui est attaché. Napoléon prendra très mal ces mesures restrictives, surtout après l’arrivé du gouverneur Hudson Lowe qu’il considère comme un homme sans valeur ni éducation, n’admettant pas de plus que les Anglais ne veulent pas lui reconnaître le titre d’empereur et ne s’adressent qu’au général Bonaparte (quand ce n’est pas Buonaparte).
Les six années de la Captivité peuvent être divisées en une dizaine de phases, marquées par l’expulsion de La Cases et d’une partie des domestiques, le départ du général Gourgaud, du docteur O’Meara (Napoléon va rester 14 mois sans médecin alors que sa santé commence à se dégrader sérieusement), de la comtesse de Montholon (qui fut sans doute la maîtresse de l’Empereur), le décès du maître d’hôtel Cipriani, l’arrivée tardive de trois Corses (le docteur Antommarchi et deux aumôniers). Il serait trop long de détailler ici tous ces événements et nous ne les évoquerons que dans la mesure où ils sont en relation avec notre sujet, la maladie et le décès de Napoléon.
Le Napoléon qui arrive à Sainte-Hélène, marqué par les événements de 1814 et 1815, traumatisé par sa détention, est un personnage ventripotent et fatigué. L’année 1816 se passe pas trop mal, mais à partir de 1817, il souffre de maux de dents, de gonflements des chevilles affectant sa marche, de malaises identifiés par O’Meara au niveau du foie, qualifiés d’hépatiques et attribués au climat détestable de Longwood. Son entourage met ce diagnostic en avant pour tenter d’obtenir un rapatriement dans un site plus sain, et si possible plus près de l’Europe. Le gouverneur le soupçonne d’être un fabulateur. En janvier 1819, lors d’une crise très grave, marquée par des douleurs en coup de poignard dans l’abdomen, on craint même son décès. Il se rétablit mais dès lors traversera des alternances de périodes d’activité et de prostration, jusqu’à l’aggravation de l’automne 1820. A partir du 17 mars 1821, il reste alité, souffrant de maux identifiés alors au niveau de l’estomac, l’empêchant de s’alimenter, soigné avec les médecines de l’époque dont le calomel (sel de mercure). Il meurt le 5 mai, laissant un testament dans lequel il écrit : « Je meurs prématurément, assassiné par l’oligarchie anglaise et son sicaire ». Une autopsie est pratiquée qui dément le diagnostic hépatique pour concentrer l’attention sur l’estomac, perforé mais dont le trou avait été naturellement obturé par un lobe du foie et une très forte ulcération de la paroi gastrique, qualifiée de squirre. Mais rappelons que la différenciation entre ulcère et cancer n’interviendra qu’une dizaine d’années plus tard.
L’Angleterre s’opposant au retour de la dépouille en Europe, l’inhumation a lieu dans une profonde fosse cimentée, au Val du Géranium près d’une source fréquentée par Napoléon au début de sa captivité. Dix-neuf ans plus tard, Thiers et Louis-Philippe obtiennent le rapatriement du corps. Le prince de Joinville à bord de la frégate La Belle Poule se rend à Sainte-Hélène, procède à l’exhumation et ramène à Paris la dépouille de l’Empereu , ce qui donne lieu à la grandiose manifestation du 15 décembre 1840, de l’Etoile aux Invalides, le Retour des Cendres.
Quand la nouvelle du décès est connue en Europe, vers le 7 juillet, la réaction d’un nombre important des nostalgiques de Napoléon est immédiate : « Ils nous l’ont empoisonné », le ils étant bien entendu les Anglais. Ce sentiment ne sera que renforcé lorsque l’on connaîtra deux mois plus tard les termes du testament. Pourtant les compagnons dans tous leurs écrits s’efforceront de démontrer que toutes les précautions aveint été prises pour éviter toute manœuvre d’empoisonnement.
Pendant 130 ans, la thèse criminelle refera surface de temps à autre dans la littérature, mais le débat, essentiellement entre médecins, se poursuivra pour rechercher la cause principale du décès, du fait que le rapport d’autopsie du docteur Antommarchi avait été accompagné d’un autre rapport aux conclusions légèrement différentes rédigé par les sept médecins anglais ayant assisté à l’autopsie et que Antommarchi lui-même, trois ans plus tard, publiera un rapport considérablement enrichi de soi-disantes constatations, pour mettre son propre rôle en valeur. L’imagination médicale étant sans limite, surtout lorsqu’un diagnostic ne comporte plus aucun risque, nous avons donc vu fleurir un florilège de maladies dont Napoléon aurait été victime et la plupart susceptibles d’être à l’origine de son décès. Malgré le caractère saugrenu ou hautement hypothétique de certaines d’entre elles, voici une liste non exhaustive de ce « musée pathologique » : hépatite suppurée, dysenterie, amibiase, tuberculose, hypopituitarisme, favisme, épilepsie, paludisme, brucellose, bilharziose, gale, insuffisance cardiaque, péritonite, goutte, syphilis gastrique, angiocholite, . . .
Il semble en effet que Napoléon a présenté un jour ou l’autre quelque symptôme de certaines de ces maladies. Mais ils ne permettent guère de conclure sur leur importance compte-tenu qu’ils sont relatés le plus souvent par de personnes n’ayant pas de connaissances médicales particulières et que, même dans le cas de médecins, le vocabulaire médical de l’époque était très différent de ce qu’il est aujourd’hui et peut égarer les spécialistes dépourvus de culture historique.
L’affaire en était là en 1959 quand un stomatologiste suédois, nommé Sten Forshufvud, lisant les Mémoires Marchand récemment publiés, crut déceler dans les symptômes décrits par le valet de chambre ceux de l’intoxication chronique à l’arsenic. Il fut bientôt rejoint par un industriel canadien nommé Ben Weider qui consacra de gros moyens financiers au développement et à la médiatisation de la thèse de l’empoisonnement. Or à ce moment le développement de la science atomique permettait de déceler les traces d’éléments chimiques dans les prélèvements anatomiques. Les collectionneurs et musées possédaient de nombreux échantillons de cheveux attribués à Napoléon. L’analyse de la plupart d’entre elles conclut à la présence d’arsenic en quantité notable et bien supérieure aux taux aujourd’hui considérés comme normaux. Sans s’arrêter au fait que l’arsenic est un élément très présent dans la nature et que sa présence pouvait avoir diverses origines, en négligeant que de l’arsenic étant également présent dans des mèches coupées bien avant l’arrivée de Napoléon à Sainte-Hélène, la thèse de l’empoisonnement à l’arsenic avec ses mystères allait atteindre un large public, toujours friand de ce genre de révélations. On alla même jusqu’à découper des cheveux en segments de 5 mm pour relier la variation de la concentration en arsenic aux événements étant intervenus lors de la croissance de ces cheveux, à partir de leur date de coupe supposée.
Et, pour qu’il y a ait empoisonnement il faut un empoisonneur et rien dans les milliers de documents anglais relatifs à l’histoire de la Captivité ne permettait de déceler la moindre intention de projet criminel en ce sens. Bien sûr, on peut imaginer qu’Hudson Lowe aurait reçu l’ordre secret de mettre fin à la vie d’un détenu dont la surveillance mobilisait près de 2000 hommes de l’armée anglaise, ordre si secret qu’on n’en a jamais trouvé aucun indice. C’est ainsi que l’on construit un roman , mais pas que l’on fait de l’histoire !
Donc l’empoisonneur devait se trouver à Longwood dans l’entourage immédiat de l’Empereur : ce ne pouvait être que lé général Montholon, personnage à la carrière il est vrai chaotique, toujours à la recherche d’argent, principal bénéficiaire du testament impérial et dont l’épouse avait été la maîtresse de Napoléon : le coupable rêvé bien que l’on ne puisse dire quel aurait été son mobile principal : il se trouva mis en examen et son mode opératoire fut bien sûr identifié par de fins stratèges, spécialiste de la lecture entre les lignes des correspondances et des mémoires. Tout ceci, très éloigné des méthodes de la recherche historique, fut remis en scène en 1994 par un professeur (de droit) de la faculté de Montpellier, nommé René Maury, dans un ouvrage sobrement intitulé L’Assassin de Napoléon et reprenant toute l’affaire avec imagination et talent. Un descendant de Montholon rejoignit alors René Maury pour affirmer que si son ancêtre avait empoisonné Napoléon c’était pour le rendre encore plus malade et pour obtenir son rapatriement. En somme, il l’aurait tué à l’insu de son plein gré. Là, beaucoup d’historiens trouvèrent que l’on poussait le bouchon un peu loin et organisèrent la réplique, même s’il est très difficile de lutter contre une idée affriolante largement médiatisée.
On ne peut nier cependant que la plupart des analyses effectuées sur des cheveux attribués à Napoléon y décèlent un taux notable d’arsenic. Mais, avant de conclure à un empoisonnement volontaire, il faut s’interroger sur la possibilité d’une intoxication accidentelle. Les hypothèses ne manquent pas car l’arsenic est l’un des éléments chimiques les plus présents dans la nature et se trouvait alors présent dans de nombreux produits lors de leur élaboration. Citons la purification du vin et la plupart des produits cosmétiques, les médicaments, les teintures des papiers peints, les fumées de combustion. Toutes ces hypothèses ont donné lieu à de nombreuses discussions ne pouvant être étayées par des faits concrets. L’une des plus solides est néanmoins l’application de poudre à base d’arsenic sur les cheveux mis en place dans des médaillons pour les préserver des parasites. Le contre-argument de cette hypothèse est que l’arsenic semble déposé dans la médulla (la partie centrale du cheveu) et y aurait été transporté par voie interne. Rien cependant n’interdit de penser que l’arsenic puisse pénétrer par imprégnation au cœur du cheveu lors d’un contact prolongé de plusieurs dizaines d’années. Les plus récentes expérimentations le laissent supposer.
C’est en 2001 qu’un ouvrage à huit mains (docteurs Lemaire, Fornès, Kintz et l’historien Thierry Lentz) présenta l’affaire sous un plan strictement historico-scientifique et démontra le peu de consistance de la thèse de l’empoisonnement. Le Dr Rérolle dans un petit livre plein d’humour, moi-même dans la revue du Souvenir napoléonien développèrent les mêmes réflexions pour un public plus large. On peut dire que depuis 2003 la thèse de l’empoisonnement ne séduit plus guère et semble oubliée depuis le décès en 2008 de son principal adepte Ben Weider. Tout au plus, la voit-on resurgir l’été sous la plume d’un journaliste en mal de copie. C’est pour répondre à une offensive d eec genre que Thierry Lentz et moi-même avons repris toute l’affaire en 2009 dans notre ouvrage La Mort de Napoléon, mythes, légendes et mystères, apportant une réponse espérée définitive au problème de l’empoisonnement.
La discussion n’est néanmoins pas terminée car elle se poursuit au plan médical entre les tenants du cancer et ceux de l’ulcère gastrique. Ce débat a peu de chance d’aboutir pour deux raisons : la première est que l’identification du cancer ne date que des années 1830 et que jusque-là le mot squirre était employé d’une manière indifférenciée ; la seconde est qu’aujourd’hui le diagnostic de cancer ne peut être porté qu’après une caractérisation histologique, ce qui ne peut être le cas du patient Napoléon.
Certains, comme le Dr Di Costanzo, de Marseille, se basant sur les observations cliniques, concluent à un ulcère ayant évolué en cancer bien caractérisé. Cette thèse est cependant contestée du fait que, si Napoléon avait bien maigri durant les derniers mois de sa maladie, il était encore loin d’un état de cachexie et que le cancer éventuel ne pouvait constituer le motif du décès. D’ailleurs, aucun témoin n’a signalé chez Napoléon les symptômes caractéristiques, dits pathognomoniques, de l’intoxication à l’arsenic, ceux nécessaires pour reconnaître une maladie professionnelle ( bandes de Mees sur les ongles, kératisation des paumes de main, mélanodermie, polynévrite douloureuse des extrémités). On en revient alors à l’ulcère perforé-bouché, seul élément incontestable recueilli lors de l’autopsie, mais celui-ci peut-il expliquer le processus létal ?
C’est à ce niveau qu’est intervenu en 2012 le Dr Alain Goldcher qui a publié le résultat d’une vingtaine d’années de réflexions sur le sujet, sous le titre Napoléon 1er, l’ultime autopsie. Il s’en tient strictement aux rapports d’autopsie qu’il dissèque mot à mot. Pour lui rien ne permet de conclure à une évolution cancéreuse de l’ulcère gastrique. Par contre, il attribue cet ulcère essentiellement au stress de la captivité et, accessoirement à une infection par la bactérie helicobarcter pylori ou une intoxication chronique à l’arsenic de type environnemental. Et cet ulcère aura entraîné une hémorragie interne qui serait la source directe du décès par anémie.
En effet, Napoléon a présenté des selles noirâtres abondantes chargées en sang digéré, témoignant de saignements gastriques entraînant une anémie et une chute du taux de fer dans l’organisme, taux non rétabli du fait de la quasi-absence d’alimentation protéinée. Tous les témoins de l’autopsie ont précisé que tout le corps était d’une extrême pâleur, ce qui va dans le sens de ce diagnostic.
En conclusion, Napoléon est décédé d’une anémie ferriprive, découlant d’une hémorragie interne, consécutive à un ulcère gastrique, lui-même dû soit au stress, soit à une infection bactérienne ou une intoxication chronique, et plus vraisemblablement à une combinaison de ces trois effets.
C’est du moins l’état actuel des recherches pathographiques sur le sujet, la pathographie étant une science récente qui se donne pour but de rechercher les causes objectives du décès de grands personnages du passé.
La substitution
En 1969, dix ans après la découverte de l’arsenic dans les cheveux de Napoléon, éclatait une nouvelle affaire presque aussi médiatique. Un photographe et chroniqueur nommé Georges Rétif, prenant habilement le nom de plume, plus célèbre, de Rétif de la Bretonne, publie un petit ouvrage au titre provocateur : Anglais, rendez-nous Napoléon , dans lequel il prétend que le corps ramené aux Invalides en 1840 n’était pas celui de Napoléon et qu’une substitution avait été effectuée par les Anglais.
Sans atteindre la notoriété de celle de l’empoisonnement, cette thèse a elle aussi connu périodiquement depuis quarante ans des accès de fièvre médiatique, notamment dans certaines revues en période de marronniers.
Tout est parti en fait d’un banal constat : en 1840, le corps de Napoléon a été exhumé de quatre cercueils (en acajou de belle qualité, en plomb, encore en bois d’acajou, et fer blanc, de l’extérieur vers l’intérieur). Or, le procès-verbal de mise en bière du 7 mai 1821, rédigé par le valet de chambre Marchand et cosigné par les généraux Bertrand et Montholon, ne mentionne que 3 cercueils : en fer blanc, en plomb et en acajou, de l’intérieur vers l’extérieur ; il en manque un ! Pourtant les autres témoins de 1821, notamment le général Montholon qui passa la commande des cercueils, mentionnent bien l’existence de 4 cercueils en 1821. Aucun des témoins présents à la fois en 1821 et 1840 ne remarqua la moindre anomalie dans la présence de ces 4 cercueils. La clé de l’énigme est fournie par un nommé Andrew Darling, occupant entre autres la fonction d’ordonnateur des pompes de funèbres à Sainte-Hélène qui a laissé un récit détaillé de son emploi du temps très chargé entre le 5 et le 9 mai 1821, récit confirmé par celui, entre autres, du docteur Antommarchi, le médecin légiste de Napoléon.
Vous savez tous que Napoléon est décédé le 5 mai à 17 h. 49. Vous savez peut-être moins que c’était un samedi. Donc le lendemain était un dimanche, comme aurait dit M. de La Palisse. Qui connaît les dimanches anglais imagine aisément combien Darling dut se démener pour faire débuter immédiatement la préparation des obsèques, tandis que commençait le creusement de la tombe dans le Val du Géranium.
Après l’autopsie pratiquée le 6, Hudson Lowe était pressé de faire procéder à la mise en bière pour éviter des prélèvements de reliques sur le cadavre ; celui-ci commençait d’ailleurs à dégager une odeur peu agréable, compréhensible quand on connaît le climat de Longwood. Le 7 dans l’après-midi, Darling put livrer les 3 premiers cercueils, en fer blanc, en bois d’acajou et en plomb, et la mise en bière eut lieu le soir même. Pour le 4e, Darling manquait de bel acajou et dut utiliser la table de la salle à manger d’un officier de la garnison. Ce 4e cercueil ne fut livré que le 8 et reçut le soir même les 3 précédents. Tout était donc clair pour les obsèques du 9.
La mise en bière du 7 mai 1821 ne fit pas l’objet d’un constat d’huissier ! Les témoins, dont plusieurs furent également présents à l’exhumation de 1840, enregistrèrent dans leur esprit ce qu’ils virent ou crurent voir. Ils rédigèrent leurs souvenirs peu après pour certains, des mois plus tard pour d’autres. Pire, Marchand par exemple n’a rédigé ses souvenirs de 1821 qu’après 1840.
Si vous connaissez la nature et la fiabilité de la mémoire humaine, vous devinez déjà où je vais en venir : les divergences et contradictions immanquables dans la description des détails : l’habillement exact du cadavre, la disposition des objets déposés dans le cercueil, l’état de la fosse. Il n’en a pas fallu plus pour transformer ces écarts en énigmes et conclure à une exhumation clandestine de la bière - à une date à définir - et à une substitution du corps. L’imagination débridée de Rétif de La Bretonne lui permit de construire de toutes pièces le scénario de cette opération secrète, en la combinant avec d’autres faits historiques, réels ou interprétés, avec lesquels il la relie en torturant la documentation. La rocambolesque histoire du masque mortuaire de Napoléon par exemple.
Après l’autopsie, l’épouse du général Bertrand exprima le désir que l’on prenne une empreinte du visage de l’Empereur, pour la remettre Madame Mère. Malheureusement, Darling encore une fois mis à contribution se trouvait en rupture de stock de plâtre. Le docteur Burton dit qu’il connaissait un gisement de gypse sur l’île et promit de s’en procurer. Effectivement, il revint le lendemain avec du plâtre obtenu par calcination de ce gypse.
Entre temps, le visage du cadavre avait perdu sa belle sérénité de la veille et Antommarchi déclara que ce plâtre était de trop mauvaise qualité pour prendre une empreinte. Burton se mit à la tâche seul, aidé des valets car il fallut déshabiller le haut du corps , puis le retourner pour prendre l’empreinte postérieure du crâne. Voyant que l’opération réussissait, Antommarchi se joignit aux opérateurs. Burton mit les plâtres à sécher sur la cheminée du salon.
Quand il revint le lendemain, il constata la disparition de l’empreinte du visage. On lui dit qu’elle avait été prise par Mme Bertrand, qui la considérait comme propriété de la famille impériale. Commençait une histoire qui n’a toujours pas fini de faire parler. Jusqu’à sa mort en 1828, Burton réclamera par voie de justice l’œuvre qu’il estimait être son bien et qui n’existait plus.
En effet, Antommarchi, grand ami de Fanny Bertrand, avait, avec l’aide d’un artiste anglais de passage à Ste-Hélène, entrepris de faire un masque positif de l’empreinte à partir des empreintes en creux. Au démoulage, celles-ci furet détruites. Les parties manquantes furent artistement complétées ce qui faisait de ce masque plus une œuvre d’art qu’un véritable moulage. Après la mort de Burton, Antommarchi lança une souscription pour des copies en bronze et en plâtre, qui connut un immense succès.
Il est certain que ce masque a été retravaillé, sublimé et doit être relativement éloigné de l’aspect que présentait le cadavre le 8 mai 1821. A partir de ce constat, Rétif une intuition géniale. Napoléon avait pour maître d’hôtel à Longwood un Corse nommé Cipriani Franceschi, dit Cipriani, proche de la famille Bonaparte, à l’existence mystérieuse qui avait joué tant à Naples qu’à l’île d’Elbe un rôle d’agent secret. Chargé des approvisionnements à Sainte-Hélène, il espionnait les Anglais pour le compte de Napoléon et, semble-t-il aussi, racontait aux Anglais ce qui se passait à Longwood. Cipriani mourut brutalement à Longwood en février 1818, d’une péritonite vraisemblablement, et fut inhumé à Sainte-Hélène.
Revenons à l’intuition de Rétif et au masque de Napoléon. Ce masque étant trop laid pour être montré à Mme Mère, Antommarchi lui substitua un masque de Cipriani pris trois avant auparavant, - puisque comme les noirs tous les Corses se ressemblent - et c’est donc le visage de Cipriani qui fut diffusé à des centaines d’exemplaire à partir de 1833.
Deuxième point : les Anglais avaient substitué, sans doute vers 1828, au corps de Napoléon le corps de Cipriani, revêtu d’un uniforme colonel des chasseurs de la Garde récupéré à Waterloo, parce que George IV voulait contempler le corps de son ennemi, ou que Hudson Lowe, revenu sur l’île en 1828, avait reçu de Wellington l’ordre de ramener le corps de Napoléon à Westminster. Bien sûr, il ne s’agit que d’élucubrations.
Troisième point : En 1840, les Français se sont bien aperçus que le corps exhumé n’était pas celui de Napoléon mais celui de Cipriani. Mais comme le visage de Cipriani était celui du masque dont ils avaient couvert la substitution, ils se trouvaient pris à leur propre piège. C’est la raison pour laquelle on referma bien vite le tout, Anglais et Français tous complices.
Voilà donc en place la plus grande supercherie de l’histoire, couverte par un double secret d’Etat, et que seule la perspicacité de Georges Rétif a permis de mettre à jour. Depuis la mort de celui-ci, un ‘historien’ nommé Bruno Roy-Henry a relevé, avec le soutien d’une poignée d’inconditionnels partisans, le flambeau de la vérité, cachée depuis 172 ans par les autorités gouvernementales et les organisations napoléoniennes afin de ne pas troubler les relations politiques entre la France et la Grande-Bretagne et, accessoirement, ne pas priver le Musée de l’Armée de la ressource des visites touristiques du tombeau de l’Empereur.
Bien mieux, la preuve du complot est apportée par le fait que, pour nombre de détails, les témoignages convergent : il y a donc bien eu collusion.
Je vous laisse juges de toute l’authenticité historique de cette thèse, excusant les journalistes qui acceptent sous la pression médiatique de la reprendre lorsqu’ils se trouvent en mal de copie.
Il est certain qu’avec de telles méthodes qui, heureusement, ne sont pas celles les plus couramment pratiquées par les officiers de police judiciaire ou les juges d’instruction, on peut émettre n’importe quelle hypothèse et écrire de passionnants romans policiers.
Vous vous souvenez que toute cette histoire est partie d’un litige sur le nombre de cercueils. Or, on connaît enfin aujourd’hui la source de cette confusion. Vous imaginez aisément qu’une enveloppe en fer blanc présente une certaine souplesse et donc le second cercueil en bois était destiné à rigidifier celel-ci. Mais il n’était guère possible de souder le fer blanc à l’intérieur du cercueil en bois sans risquer de le brûler. Donc, à l’inhumation, ces deux enveloppes furent utilisées séparément et Marchand cite le cercueil dit « en fer blanc », puis celui en plomb et enfin celui en acajou. Mais Hudson Lowe, dans son rapport aux autorités anglaises, parle d’un cercueil en bois doublé de fer blanc, d’un cercueil en plomb et enfin du 4e cercueil en acajou. De la même manière, dans son rapport au gouvernement français en 1840, le comte de Rohan-Chabot, chef de la mission du retour des Cendres, décrivit l’ouverture d’un cercueil en acajou, puis d’un cercueil en plomb, et enfin celle d’un cercueil en bois contenant une enveloppe en fer blanc. Il n’y a donc aujourd’hui plus aucun doute sur le nombre de cercueils . . . et comme tout partait de là . . .
Il est regrettable que des auteurs, confondant roman historique et histoire, tentent encore de faire croire à la légitimité de la thèse de la substitution. Et les scénaristes de cette heureuse découverte, entraînant à leur suite des lecteurs croyant par principe en ce qui est imprimé, se prennent à leur propre jeu et réclament l’ouverture du sarcophage des Invalides pour identification par les méthodes scientifiques les plus modernes des restes qu’il contient. Je sais que les médecins légistes et les toxicologues ont une fâcheuse tendance à penser que, s’il y a le moindre doute, un cercueil est fait pour être ouvert et un cadavre pour être découpé.
Etant moi-même par nature et par formation un esprit scientifique, considérant que le profil génétique de Napoléon 1er (ADN mitochondrial et haplogroupe du chromosome Y) est parfaitement identifié, je ne serais pas personnellement opposé à une telle opération, et serais même très intéressé, si j’avais la conviction que les éléments exposés ouvraient la moindre possibilité de l’éventualité d’une substitution de cadavre entre 1821 et 1840. Or, l’étude critique et approfondie des témoignages et documents historiques exclut totalement une telle éventualité.
L’information objective que je viens de vous délivrer aura permis, je l’espère de ramener les pieds sur terre aux lecteurs séduits par des explications habilement présentées et de placer les conditions de la mort de l’Empereur dans le strict cadre de l’Histoire, en coupant court aux élucubrations qui pourraient conduire à troubler le repos éternel de Napoléon Bonaparte, Premier Consul et Empereur des Français, sous le Dôme des invalides, - non loin des bords de la Seine, selon son vœu testamentaire. Rien aujourd’hui ne justifierait une telle profanation.
© Jacques Macé