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Paul et Laura Lafargue, un couple mythique

 

Introduction

Si le nom de Karl Marx est bien connu, surtout hélas à travers le dévoiement de sa pensée opéré au XXe siècle, son analyse de l’évolution des sociétés humaines reste d’une brulante actualité comme ne manquent pas de le souligner dans leurs ouvrages des intellectuels aussi différents que Jacques Attali, Pascal Lamy ou Eric Zemmour.

En 1848, Karl Marx publiait avec son ami Friedrich Engels Le Manifeste du parti communiste et, en 1867, le premier tome du Capital. Mais on a oublié que la diffusion de la pensée marxiste en France a été essentiellement l’œuvre de son gendre Paul Lafargue qui, associé à Jules Guesde, créa en en 1882 le Parti Ouvrier Français, avant de devenir au côté de Jean Jaurès l’un des fondateurs de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), à l’origine de l’actuel Parti socialiste.

Surtout connu comme auteur du Droit à la Paresse, pamphlet justifiant la réduction de la durée du travail, Paul Lafargue fut  un étudiant remueur d’idées dans la société bloquée du Second Empire puis, assisté de son épouse Laura Marx, un journaliste et polémiste promouvant les avancées sociales dans la Troisième République d’avant 1914, par l’action et dans un style brillant toujours provocateur. Conditions de travail, culture et éducation populaire, critique littéraire, antimilitarisme, athéisme, rigueur politique, critique marxiste du capitalisme, syndicalisme, droit des femmes, séparation des Eglises et de l’Etat, aucun sujet de société ne lui fut étranger, sans oublier des sujets particulièrement actuels comme la laïcité et le droit de mourir dans la dignité (qu’il s’appliqua à lui-même).

Pour commémorer son souvenir et rappeler ses engagements à l’occasion du centenaire de sa disparition, un colloque intitulé Paul Lafargue, 1842-1911, s’est tenu le 3 décembre 2011 dans les salons du Conseil général de l’Essonne à Evry, à l’initiative de la Fédération de l’Essonne de la Libre Pensée et sous la présidence de Marc Blondel, président de la Fédération nationale. Jacques Macé, biographe de Paul et Laura Lafargue, y a présenté deux interventions.

 

1 - Approche biographique

Né à Cuba en 1842 car sa famille paternelle avait été chassée de Saint-Domingue par la révolte des esclaves, Paul Lafargue compte parmi ses grands-parents un juif, une métisse créole et une caraïbe.  « Le sang de trois races opprimées coule dans mes veines », dira-t-il ou lui fera-t-on dire. Ce métissage multiple lui donnera des traits remarquables et une grande prestance.

Il revient à Bordeaux avec ses parents à l’âge de 10 ans et monte à Paris en 1862 pour y faire des études de médecine. C’est l’époque du début de la timide libéralisation du Second Empire et une vive agitation règne dans les milieux étudiants, conquis par les idées de Proudhon mais surtout celles du révolutionnaire Auguste Blanqui, dont Lafargue devient un partisan actif. Il est associé à la création de la section française de l’AIT. - la Première Internationale -, rencontre Karl Marx au cours d’une mission à Londres et, en octobre 1865, participe avec les blanquistes au premier congrès international étudiant qui se tient à Liège. Ses interventions sont violentes ; il fait en particulier une profession d’athéisme dont la presse se fait largement l’écho et qui irrite fortement les milieux cléricaux, notamment Mgr Dupanloup, le sénateur-archevêque d'Orléans qui condamne vertement les ‘‘horreurs de Liège’’. Des manifestations éclatent au Quartier Latin. Huit étudiants en droit et en médecine, dont Paul Lafargue, sont exclus à vie de l’université de Paris et Lafargue part terminer ses études de médecine à Londres. Dans la capitale britannique, il fréquente Karl Marx et devient l’un des jeunes gens qui boivent ses paroles durant sa promenade du soir ; Marx dont l’épouse Jenny est d’origine aristocratique et dont les trois filles ont reçu une éducation intellectuelle et sociale très poussée. Autant l’aînée Jenny, 22 ans, est gaie et enjouée, autant Laura, 20 ans, est sévère et politiquement engagée, traductrice en anglais et en français des œuvres de son père. Paul, ce beau créole qui impressionne fortement les jeunes filles,  entreprend la conquête de cette dernière malgré le peu d’enthousiasme de Karl Marx qui préférerait pour ses filles des époux allemands, se méfiant de  la fantaisie des Français. Pourtant deux d’entre elles épouseront des Français et la troisième aura une longue liaison avec un exilé de la Commune !

Paul et Laura se marient donc à Londres en 1868, reviennent à Paris où Paul a le plus grand mal à obtenir la validation de son diplôme anglais de médecin et se trouvent à Bordeaux au moment de la Guerre de 1870 et de la Commune de Paris. Lafargue tente de déclencher un mouvement analogue à Bordeaux, échoue et doit se réfugier en Espagne où il est chargé de représenter clandestinement l’A.I.T. Les révolutionnaires espagnols étant plus disciples de Bakounine que de Marx, il ne peut s’y imposer et revient à Londres où il va vivre avec Laura pendant dix ans. Durant leurs fuites et pérégrinations, ils voient périr successivement de maladies leurs trois jeunes enfants. Paul perd toute confiance dans la médecine qu’on lui a enseignée et le regard de Laura se voile d’une infinie tristesse que l’on retrouve sur toutes ses photographies. Paul exerce alors la profession de photo-lithographe, qui lui rapporte peu, et surtout devient le secrétaire de son beau-père qui écrit  les volumes 2 , 3 , 4 du Capital. En fait, toute la famille Marx-Lafargue vit aux crochets de Friedrich Engels, d’une famille de riches industriels rhénans, qui se montre fort généreux. Le couple Lafargue est très proche d’Engels et entretiendra jusqu’à la mort de ce dernier en 1894 une intense correspondance quasi-journalière, qui a été publiée et constitue une source historique remarquable. Lafargue rédige la correspondance de Marx avec les Français exilés ou non qui s’adressent à lui et préparent la révolution socialiste, Jules Guesde, Gabriel Deville, etc. tout en restant en liaison avec Auguste Blanqui. Lafargue fait valider par Marx le ’’programme électoral des travailleurs socialistes’’ qui est adopté au Congrès du Havre en 1880.

L’amnistie de la Commune permet à Lafargue de rentrer en 1882 à Paris où il reprend immédiatement son activité militante. Il fonde avec Jules Guesde le Parti Ouvrier, qui deviendra plus tard le Parti Ouvrier Français, au programme d’inspiration fondamentalement marxiste. Il collabore à de nombreux journaux, plus ou moins éphémères, et parcourt la France pour y tenir des meetings souvent très agités. Si bien que, dès avril 1883, il est condamné à six mois de prison, avec Jules Guesde et le syndicaliste Jean Dormoy. Il fait ainsi son premier séjour à la célèbre prison politique de Sainte-Pélagie, où les détenus reçoivent librement des visiteurs et font bombance. Laura, qui les ravitaille en victuailles et boissons, nous a laissé de savoureux récits de ses visites à son époux.

C’est là, à Sainte-Pélagie, qu’il termine l’ouvrage qui va le rendre célèbre : Le droit à la paresse, réfutation du droit au travail de 1848. Il s’agit d’un pamphlet, d’une provocation pour frapper l’esprit du monde ouvrier. Lafargue démontre aux ouvriers l’ineptie de réclamer le droit au travail comme en 1848, et on leur a donné du travail, jusqu’à 14 heures par jour, 7 jours sur 7, pour des salaires de misère et l’objectif de travailler encore plus, pour gagner plus. Le monde ouvrier est responsable de sa propre aliénation. Lafargue lui explique qu’au contraire il doit lutter pour l’amélioration de ses conditions de travail, pour des salaires qui permettent de faire vivre une famille, et surtout pour disposer du temps nécessaire pour s’occuper de sa santé, se cultiver et avoir des loisirs. Lafargue calcule qu’avec le progrès technique et en supprimant les classes parasites, une journée de travail de 3 ou 4 heures, soit environ 20 à 25 heures par semaine, permettrait une vie agréable pour tous et aussi le développement économique. On est donc encore assez loin de l’objectif de Lafargue et je ne vous dis pas comment son pamphlet a été perçu par les bourgeois qui l’ont pris au premier degré !

Lafargue reprend son activité de journaliste et de propagandiste mais aussi, après la mort de Marx, développe ses propres conceptions philosophiques, étendant la méthode d’investigation marxiste à tous les domaines scientifiques. Aujourd’hui cela est considéré de peu de valeur et lui est même reproché. Mais ce qui fait tout l’intérêt de l’œuvre de Lafargue, c’est son énergie, sa violence même, son sens de la polémique, sa dénonciation des bourgeois, des propriétaires voraces, de la religion et de toutes les tares de la société. Dans ses critiques littéraires, Il critique férocement les bourgeois Victor Hugo, Alphonse Daudet, et même Emile Zola !

On arrive ainsi en 1889, à l’Exposition universelle à l’occasion de laquelle est inaugurée la Tour Eiffel, et durant laquelle se déroule le Congrès socialiste international au cours duquel est lancé le projet de Seconde Internationale. Paul et Laura Lafargue, polyglottes, y accueillent les délégations venues de toute l’Europe. L’organisation par les Guesdistes n’a pas été facile, les possibilistes modérés tenant même un contre-Congrès. Mais c’est un succès et est alors décidée la création d’une journée internationale pour réclamer la journée de travail de 8 heures : le Premier Mai.

En 1890, le premier Premier Mai est un grand succès populaire et se déroule en France sans incident, seulement des grèves. Celui de 1891 s’annonce encore mieux. Le gouvernement décide alors d’arrêter le mouvement, en envoyant des troupes dans les zones ouvrières les plus sensibles : le Nord, le Centre.

 

Paul Lafargue, député

Fourmies dans le Nord est une petite ville de 16000 habitants ; les hommes y travaillent dans une grande verrerie et les femmes dans des filatures. Le 1er mai 1891, les gendarmes arrêtent des grévistes qui font le tour des ateliers pour inciter les ouvriers à débrayer et les retiennent dans la mairie, gardée par une compagnie d’infanterie. En fin d’après-midi, une foule de femmes et d’enfants se presse devant la mairie pour exiger la libération des détenus. Un mouvement se produit, un officier panique et fait ouvrir le feu. On relève neuf morts, essentiellement des enfants et des jeunes gens. L’émotion est intense dans toute la France et le gouvernement cherche un bouc émissaire.

Or Lafargue a tenu quelques jours plus tôt un meeting près de Fourmies, invité par un syndicaliste local, et ses propos, imagés comme toujours, ont été rapportés par la presse locale. Ces articles sont joints au dossier et Lafargue est inculpé pour ‘‘incitation au meurtre’’ et condamné à un an de prison. Le voilà de retour à Sainte-Pélagie, où il reprend ses habitudes. Trois mois plus tard, un député de Lille décède et tous les mouvements socialistes s’accordent pour soutenir la candidature de Lafargue. Il fait campagne depuis sa cellule et tous les leaders viennent à Lille le soutenir. Il est élu député et entre à la Chambre, non sans quelques difficultés de validation de son élection en raison de sa naissance à Cuba. Pendant deux ans, il va multiplier les propositions de lois sur le travail des femmes et la protection des femmes enceintes, les congés maternité, la séparation des Églises et de l’Etat, etc. Si bien, qu’à l’élection suivante, le ministre de l’Intérieur retire quelques faubourgs ouvriers de sa circonscription pour les remplacer par des communes rurales. Il ne  sera pas réélu.

Friedrich Engels, qui vit à Londres, poursuit avec l’aide de Laura la publication des œuvres de Marx, après le décès de ce dernier. Il décède lui-même en 1894, léguant un quart de sa fortune à Laura Marx-Lafargue. Le couple Lafargue, qui a mené pendant trente ans une vie dramatique et misérable, décide de prendre un peu de repos, de bien-être, et achète une belle propriété à Draveil, en Seine-&-Oise. Celle-ci comprend une dizaine de pièces, de nombreuses dépendances, un parc avec bassin, salon d’été et un jardin potager d’un hectare. Ce domicile du ‘millionnaire Lafargue’‘ fera beaucoup jaser dans les milieux socialistes. Ne parlons pas de leurs adversaires !

L’affaire Dreyfus va amener de profondes divisions au sein du mouvement socialiste et du POF en particulier. Au départ, les Guesdistes estiment qu’il s’agit d’un problème interne à la classe bourgeoise et militariste, et que les ouvriers n’ont pas à s’en occuper, seulement à marquer les points. Lafargue, peut-être en raison de ses origines juives, sera parmi les premiers à penser que la crise était beaucoup plus profonde et devait concerner toute la société française. Sous sa pression, le POF finira par adopter une attitude dreyfusarde, s’associant aux actions de Clemenceau, Jaurès et de la Ligue des Droits de l’Homme. Paul en ressentira néanmoins une profonde blessure et se brouillera à vie avec Jules Guesde. Dans l’intérêt du Parti, ils ne feront pas état publiquement de leurs différends mais se tiendront à distance l’un de l’autre. Dans les Congrès, ils s’ignoreront mutuellement.

Les socialistes sont également divisés sur le problème du ministérialisme. Des socialistes peuvent-ils, à titre personnel, participer à des gouvernements de la gauche radicale ? Millerand le fait et soulève la colère de Lafargue. Jusqu’à sa mort, ministérialiste sera sous sa plume la pire des injures. Jean Jaurès adopte une position plus nuancée, cherchant le compromis entre la théorie et le pragmatisme politique. Sa démarche sera payante et, par son habileté et avec l’appui de l’Internationale, il parviendra en 1904 à réaliser la fusion des courants socialistes français (au nombre de cinq au moins) en un seul mouvement, la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière). Les guesdistes du POF se rallient à la nouvelle SFIO en espérant s’y imposer. En fait ils se trouvent marginalisés et les Congrès socialistes retentissent d’accrochages parfois violents entre Jaurès et Lafargue. Mais ils sauront se rejoindre sur l’essentiel. La maison de Draveil devient le rendez-vous dominical des anciens membres du POF qui s’y retrouvent pour reconstruire le monde dans des repas bien arrosés, où Paul et Laura se comportent en hôtes hédonistes. Tous les ans, on y tue et y transforme en pièces de charcuterie le cochon de Lafargue, engraissé par son jardinier car le couple emploie deux à trois domestiques. Laura se console de son absence d’enfants en accueillant à Draveil ceux de sa sœur Jenny Longuet, décédée prématurément, ainsi que le fils et la fille de leur ami Jean Dormoy.

A la SFIO, Paul Lafargue est particulièrement chargé des relations avec les partis-frères allemand, anglais, roumain, hongrois, etc., avec l’assistance de son emblématique épouse, la ‘‘fille de Marx’’ comme on dit dans les milieux socialistes. Et c’est ainsi que Lénine, qui rencontrait Paul à la Bibliothèque russe de Paris, est venu à Draveil en 1910 avec son épouse (et à bicyclette) pour y faire la connaissance de Laura. Nadia Kroupskaïa nous a laissé un joli récit de cette visite.

Paul Lafargue est indirectement mêlé aux grèves de Draveil en 1908 (nous y reviendrons) et participe encore aux grands débats comme celui sur les retraites ouvrières mais se tient un peu en retrait de la vie politique active dans les années 1909 à 1911, assistant essentiellement aux Congrès socialistes et aux réunions de la Commission administrative permanente de la SFIO. L’existence de Paul et Laura Lafargue allait se terminer tragiquement le 26 novembre 1911, Paul laissant un testament dans lequel il annonçait sa volonté de se suicider pour échapper aux effets de l’impitoyable vieillesse, posant spectaculairement un  problème qui, un siècle plus tard, agite toujours la société.

 

 

2 – Le mystère Lafargue

En 1906, Clemenceau devient Président du Conseil dans un climat de vive tension sociale et de montée en puissance de l’anarcho-syndicalisme. Cumulant sa fonction avec celle de ministre de l’Intérieur, l’ancien maire de la Commune et dreyfusard entreprend une sévère politique de répression des mouvements ‘‘insurrectionnels’’. Or, quand la police et la gendarmerie étaient débordées, on ne disposait pas comme aujourd’hui de CRS (spécialement formés au maintien de l’ordre !) et on faisait appel à l’armée qui ne savait que tirer dans le tas. A Raon-l’Etape, à Grenoble, à Nantes, le sang coule. Mais à Béziers, les soldats du 17e  de ligne mettent la crosse en l’air.

C’est dans ce climat que se déroulent les événements de Draveil-Vigneux et de Villeneuve -Saint-Georges. Résumons-les rapidement :

Les sablières des rives de la Seine, de Corbeil à Villeneuve-Saint-Georges, sont exploitées depuis les années 1860 en utilisant une main-d’œuvre essentiellement immigrée (Italiens, Languedociens, Bretons), aux très dures conditions de travail. En 1907, est créé un Syndicat des terrassiers de Draveil, affilié à la Fédération du Bâtiment, elle-même adhérente à la CGT. Or, à cette époque, il n’y a pas encore de fouilles à Draveil et les chantiers se trouvent à Vigneux, Villeneuve-le-Roi, Villeneuve-Saint-Georges. Il est  certain aujourd’hui que Lafargue a joué un rôle occulte important dans cette création, de même que dans celle d’une section draveilloise de la SFIO.

La grève éclate le 1er Mai 1908 et se répand dans tout le bassin, avec des revendications précises portant sur les conditions de travail et la reconnaissance du droit syndical. C’est ce second point, que les patrons ne peuvent admettre, qui va se trouver à l’origine du durcissement du conflit.

Le 2 juin, deux grévistes sont tués lors d’un accrochage (une bavure) avec les gendarmes. Leurs obsèques donnent lieu à des troubles violents. La troupe est appelée en renfort. La presse s’empare de l’affaire : la tuerie de Draveil titrera L’Humanité alors que le drame s’est produit à Vigneux. Car c’est le Draveillois Lafargue qui fournit les informations.

Les mouvements se poursuivent tout le mois de juillet, sous l’action notamment d’un certain Métivier qu’on découvrira plus tard être un provocateur de la Sûreté. Celui-ci et un camarade se font arrêter et une vaste manifestation est organisée le 30 juillet pour obtenir leur libération : elle se termine par une émeute autour de la gare de Villeneuve-Saint-Georges : 4 morts et 200 blessés parmi les manifestants.

Clemenceau, soupçonné d’avoir organisé un guet-apens pour démanteler la CGT, est honni par la presse de gauche et affublé de sanglants surnoms qui lui colleront longtemps à la peau. Six mois plus tard, les députés voteront une amnistie générale et l’affaire ne sera jamais jugée. Mais elle est restée ancrée jusqu’à nos jours dans le martyrologue de la classe ouvrière.

Elle va rebondir trois ans plus tard à l’occasion d’un règlement de compte politique entre Clemenceau, maintenant sénateur, et ses successeurs à la Présidence du Conseil, Aristide Briand, puis Joseph Caillaux.

Début novembre 1911, le fameux Métivier, au comportement si trouble en 1908, est mêlé à un attentat contre un directeur de journal : la presse découvre alors qu’il est un informateur de la Sureté et qu’il avait été reçu personnellement par Clemenceau le 20 mai 1908, juste avant le durcissement du conflit de Draveil.

A la Chambre et dans la presse, Clemenceau est violemment pris à  partie au point qu’il doit s’expliquer dans une lettre qui est publiée le samedi 25 novembre dans Le Temps et dans L’Humanité. Ses explications sont pour le moins embarrassées. Il reconnaît avoir reçu très brièvement Métivier et l’avoir mis entre les mains du directeur de la Sûreté, déclarant : « Métivier n’avait jamais été employé régulièrement au service de la Sûreté et, de ce fait, mensuellement appointé. On s’était borné à lui remettre des sommes d’argent lorsqu’il avait fourni des informations ». C’est ce qui s’appelle l’art de jouer sur les mots.

Ce samedi 25, Paul et Laura partent le matin passer la journée à Paris. Laura prend livraison d’un chapeau qu’elle a commandé. Ils vont au cinéma et terminent l’après-midi dans un salon de thé. Très certainement Paul lit la presse du jour. Ils rentrent à  Draveil vers 21H.30 et se retirent dans leurs chambres respectives sans dîner. Au matin du dimanche 26 novembre, leur domestique découvre, dans leurs chambres respectives de leur maison de Draveil, les corps inanimés de Paul et Laura Lafargue. Selon l’enquête, Paul Lafargue avait fait une injection mortelle d’acide cyanhydrique à son épouse puis s’était lui-même suicidé par le même moyen. Il laissait un testament ainsi rédigé :

« Sain de corps et d’esprit, je me tue avant que l’impitoyable vieillesse, qui m’enlève un à un les plaisirs et les joies de l’existence et qui me dépouille de mes forces et physiques et intellectuelles, ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté  et ne fasse de moi une charge à moi-même et aux autres.

Depuis des années, je me suis promis de ne pas dépasser les 70 ans ; j’ai fixé l’époque de l’année pour mon départ de la vie et j’ai préparé le mode d’exécution de ma résolution : une injection hypodermique d’acide cyanhydrique.

Je meurs avec la joie suprême d’avoir la certitude que, dans un avenir prochain, la cause à laquelle je me suis dévoué depuis quarante-cinq ans triomphera. Vive le Communisme ! Vive le Socialisme International !  Paul Lafargue ».

Il est certainement exagéré de voir un lien direct entre la publication de la lettre de Clemenceau et la mise en application par Paul Lafargue d’une décision longuement mûrie. Mais la coïncidence de date est si étrange que l’historien ne peut s’empêcher de se demander si Lafargue n’aurait pas en 1908 été en contact avec Métivier, berné par celui-ci et en aurait éprouvé un sentiment de dégoût ? Faute de document, il n’est pas possible de poursuivre une investigation en ce sens et il semble préférable d’analyser plutôt les conditions de la disparition des Lafargue.

Tant dans la presse de gauche que dans celle de droite, trois opinions se manifestent. Certains félicitent Lafargue d’avoir eu le courage de mettre ses actes en accord avec sa pensée. C’est notamment le cas de Marcel Sembat dans L’Humanité, ou plus tard de Lénine. D’autres l’excusent, arguant du fait que le couple n’avait pas d’enfants. Beaucoup aussi reprochent une désertion du ‘millionnaire Lafargue’’ devant la vieillesse alors que les signes de dégradation de sa santé n’étaient guère évidents.

Mais la question la plus grave concerne la mort  de Laura, trois ans plus jeune que Paul, car celle-ci n’a laissé aucun document attestant de son adhésion à la décision de son époux et cet étrange silence a créé autour de la fin des Lafargue un malaise qui n’est toujours pas dissipé cent ans plus tard. Dans Ma vie avec Lénine, Nadia Kroupskaïa aborde le sujet : « Il prouvera bientôt, dit Laura de son mari, combien il est sincère dans ses convictions philosophiques, et les deux époux échangèrent un regard qui me parut bizarre. Je compris le sens de ces paroles et de ce regard plus tard, en apprenant la mort des Lafargue : ils se donnèrent la mort lorsque, la vieillesse venue, les forces leur manquèrent pour continuer la lutte ».

Les proches des Lafargue s’empressèrent de déclarer que Laura était certainement avertie de l’intention de son mari et consentante,  transformant de légers indices en certitudes. Ils soulignaient la confiance et l’intimité qui régnaient dans leur couple, oubliant que Paul manifestait fréquemment vis-à-vis de son épouse un comportement que nous qualifierions aujourd’hui de machisme. Edgar Longuet, l’un des neveux de Laura, développa la thèse que Paul, ayant divisé son avoir en autant de parts qu’il estimait avoir d’années à vivre, était mort ruiné, oubliant que Laura avait été personnellement l’héritière d’Engels et qu’une partie de l’héritage était vraisemblablement restée placée en Angleterre. Dans les années 1920, des langues se délièrent et plusieurs historiens socialistes reconnurent avec regret que rien ne permettait d’affirmer que Laura avait eu conscience que Paul avait décidé d’appliquer ce soir-là une décision sans doute prise ensemble depuis plusieurs mois.

En cette célébration du centenaire de leur décès, je me permets de formuler une nouvelle hypothèse : Paul n’a-t-il pas simplement voulu protéger Laura contre elle-même en lui donnant la mort ? Nous savons par leurs correspondances que Laura n’hésitait pas à partager (au vin ou à la bière) les libations des deux joyeux lurons qu’étaient parfois Engels et Lafargue. Des témoignages draveillois (émanant des descendants des voisins des Lafargue et de l’arrière-petite-fille de leur jardinier) indiquent que, dans les dernières années de sa vie, il arrivait à Laura de s’adonner plus que de raison à la boisson, créant des incidents domestiques. Cette situation est confirmée par au moins un rapport des inspecteurs de police qui surveillaient l’activité de Lafargue. Désespéré par cette situation, Paul n’a-t-il pas pensé que Laura serait incapable de s’assumer dans l’existence après la disparition de son époux et n’en aurait-il pas tiré la conséquence que l’on sait ? Arrêtons-en là et laissons les morts inhumer les morts.

Les obsèques de Paul et Laura Lafargue au Père-Lachaise, le dimanche 3 décembre 1911, réunirent près de 20 000 personnes, sous une petite pluie froide (comme aujourd’hui). Durant l’incinération de leurs corps, une dizaine de discours furent prononcés par les leaders socialistes venus de toute l’Europe. Dans un sentiment unitaire, Jaurès, à peine débarqué d’un voyage au Brésil et oubliant ses griefs, rendit hommage au rôle de Lafargue dans la construction du socialisme français, mais ceci en l’absence de Jules Guesde qui s’était déclaré malade. Au nom du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (nom officiel du parti bolchevique), Lénine lut un long discours en français.

Le 20 juin 1937, le Parti communiste et la municipalité de Draveil rendirent un hommage appuyé à Paul et Laura Lafargue en apposant une plaque sur leur maison et en inaugurant, sur la plus belle perspective du centre-ville, une statue de Paul Lafargue instruisant le peuple. Ces deux symboles furent détruits en octobre 1940. Ce jour, 3 décembre 2011, en parallèle de ce colloque, une nouvelle plaque est enfin inaugurée sur la maison de Paul et Laura.

 

 

© Jacques Macé

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