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Un héros atypique, le général Lecourbe

1759 – 1815

 

Le Dictionnaire des généraux et amiraux de la Révolution et de l’Empire, de Georges Six, comporte plus de 2200 noms. Cela signifie donc que plusieurs centaines de communes de France, parfois très petites, ont vu naître un ou même deux généraux qui se sont illustrés sur les champs de bataille d’Europe de 1792 à 1815. Elles en sont fières et commémorent légitimement les exploits et les victoires de leur concitoyen qui, s’il n’est pas tombé au champ d’honneur, est souvent venu terminer son existence sur le lieu de sa naissance, y est devenu un notable sous la Restauration et la Monarchie de Juillet et y est inhumé. Ainsi la commune de Ruffey, tout près d’ici, et par ricochet la ville de Lons le Saunier, célèbrent le souvenir du général Lecourbe, dont la statue se dresse sur votre place de la Liberté.

 

Pourtant, dans les grands récits des campagnes napoléoniennes, on ne trouve le nom de Lecourbe, ni à Austerlitz, ni à Eylau, ni à Iéna, ni à Friedland, ni à Wagram, ni à Dresde ou à Leipzig, ni à Montmirail, ni en Espagne ou en Russie. Comment expliquer cela ? Tout simplement par le fait que, après avoir été l’égal des grands généraux des guerres de la Révolution, auprès des Hoche, Marceau, Joubert, Kléber, Moreau, Lecourbe s’est brouillé avec l’Empereur Napoléon et n’est revenu sur le devant de la  scène militaire qu’en 1815, après le retour de l’île d’Elbe, avant de mourir la même année. C’est ce qui explique le caractère atypique de ce personnage et l’intérêt que nous allons lui porter.

 

Le général républicain

Claude Jacques Le Courbe (ou Lecourbe) naît officiellement le 23 février 1759 dans le petit village de Ruffey sur Seille près de Lons-le-Saunier dans une famille de militaires et magistrats, qui tente de « vivre noblement ». En fait, il serait né à Besançon, peu avant le mariage de ses parents. Son père, ancien officier et chevalier de Saint-Louis, qui aura un second fisl et deux filles, souhaite que ses fils deviennent magistrats. Seul le cadet, Jacques François exaucera ce vœu. L’ainé, Claude Jacques, fait cependant de bonnes études aux collèges de Poligny et de Lons mais, éprouvant une allergie certaine à la discipline scolaire, il s’engage à l’âge de 18 ans comme fusilier au régiment d’Aquitaine. Il participe à plusieurs campagnes, à Gibraltar et à Minorque notamment mais, faisant preuve « d’un caractère impétueux et réfractaire à la discipline », il n’est encore que caporal après huit années de service et n’espère plus accéder au statut d’officier. Il démissionne et se retire à Ruffey dans ses foyers en 1785, menant une vie campagnarde, « chasseur intrépide et marcheur infatigable ». L’Histoire va venir l’y chercher.

En août 1789, il est  élu commandant de la garde nationale de Ruffey et représente le département du Jura à la Fête de la Fédération à Paris le 14 juillet 1790. Il s’engage en août 1791 au bataillon des Volontaires du Jura. En raison de son passé militaire, il est immédiatement élu capitaine et nommé  lieutenant-colonel trois mois plus tard.  Sous les ordres de Dumouriez, puis de Jourdan et Pichegru, il sert à l’Armée du Rhin  et participe à l’expédition de Mayence. En août 1793, il passe à l’Armée du Nord et, au combat de Hondschoote, un boulet de canon amorti vient briser son sabre sur sa cuisse. Cela ne l’empêche pas de s’illustrer à Wattignies le 16 octobre suivant, en entrant le premier dans la ville, sabre au poing.

Mais il n’apprécie guère qu’en novembre 1793 son bataillon soit envoyé en Vendée pour participer à la répression, il le manifeste et est accusé de modérantisme par quatre officiers de son bataillon qui déclarent l’avoir entendu regretter l’exécution de Louis XVI. Il est arrêté par le représentant du peuple Duquesnoy (un ancien moine enragé et régicide qui finira sur la guillotine), emprisonné à Amiens, à Arras, transféré à Nantes. Au bout de cinq mois, il est cependant acquitté par le Tribunal révolutionnaire de Nantes, car l’enquête révèle qu’il s’agissait d’un règlement de comptes entre des officiers originaires de différentes vallées du Jura. Trois de ses accusateurs sont guillotinés. Le 10 mai 1794, il est promu chef de brigade à l’armée de Moselle et, dix jours plus tard, général de brigade à titre provisoire à l’armée de Sambre et Meuse, où il arrive juste à temps pour commander une division, sous les ordres de Marceau, à la bataille de Fleurus, pendant laquelle avec trois bataillons, il paralyse pendant sept heures la marche de 12 000 Autrichiens, puis à la prise Namur. Deux qualités caractérisent le comportement de Lecourbe et expliquent cette progression : intrépide et fin manœuvrier.

Lecourbe est confirmé général de brigade par le Comité de salut public le 13 juin 1795, nommé à l’armée du Rhin et Moselle et participe au siège de Mayence. Il continue la lutte contre les Autrichiens sous les ordres de Jourdan, puis de Moreau sous les ordres du quel il dirige l’aile gauche de l’armée de Rhin et Moselle. Le Breton de Morlaix, au fort caractère, apprécie celui du Jurassien et une vive amitié naît alors entre les deux hommes. Elle les conduira très loin. Quand Lecourbe est mis en disponibilité lors d’un réorganisation de l’armée (qui regorge de jeunes généraux), Moreau le récupère immédiatement auprès de lui. Leurs exploits font cependant moins de bruit que ceux d’un autre général, un Corse nommé Buonaparte, qui s’agite beaucoup en Italie et impose les préliminaires de paix de Leoben, avant de rentrer en triomphateur à Paris et de bientôt s’embarquer pour l’Egypte. Les problèmes politiques du Directoire, les manœuvres des Barras et Talleyrand sont loin des préoccupations de nos défenseurs de la frontière du Rhin, même si, dans un souci d’équilibre, quelques généraux comme Kléber sont néanmoins entraînés en Egypte.

 

La campagne de 1799

Pendant ce temps, la guerre reprend. La seconde coalition unit la Russie et l’Autriche contre la République française et les combats vont essentiellement se dérouler sur le territoire helvétique où nous retrouvons Lecourbe sous les ordres, cette fois, de Masséna. Nommé général de division le 5 février 1799, Lecourbe commande l’aile droite de l’armée d’Helvétie, sa tâche consistant à tenir la position du Gothard (qui n’était plus saint !) et empêcher l’avancée des Russes de Souvarov à travers les Grisons, tandis que l’armée principale, sous les ordres de Masséna, infligeait un sévère raclée aux armées ennemies à Zurich les 25 et 26 septembre 1799. Le général en chef y gagnait le surnom « d’enfant chéri de la Victoire », mais les mérites de son adjoint, devenu spécialiste de la lutte en montagne, ne furent pas moindres : « traversant les glaciers, franchissant les précipices, il livra pendant 15 jours des combats de géant, terribles comme la nature sauvage et colossale qui leur servait de théâtre », a écrit l’un de ses biographes jurassiens.

 

Son caractère

Lecourbe est perçu comme un  « général joignant  à une belle stature, une contenance imposante et pleine de dignité. Son regard était vif et pénétrant, son langage austère et grave, mais dans ses rapports intimes  il savait descendre à cette familiarité noble et douce qui fait le charme des relations sociales ». Il convient cependant d’y mettre un bémol : « L’habitude du commandement lui avait communiqué une légère brusquerie que tempérait la crainte de blesser, ou que sa bienveillante franchise réparait aussitôt, ce qui lui avait fait donner le surnom de ‘Bourru bienfaisant’ ». Les Autrichiens, toujours surpris de le voir surgir là où ils ne l’attendaient pas après qu’il ait fait traverser à ses troupes des torrents infranchissables l’avaient, eux, surnommé le général Poisson, tandis que les Suisses, pas mécontents de ses succès, voyaient en lui un nouvel Hannibal :

Nuper ut aerias superat Lecurbius Alpes

En, juga clamamant, Annibal alter Adest

 

En voyant leurs sommets aériens s’abaisser sous les pas de Lecourbe,

Le voilà, ont répété les Alpes, le voilà, le nouvel Annibal

 

 

L'affaire Moreau

De retour d’Egypte, le général Bonaparte prend le pouvoir alors que la France éprouve de sévères revers en Italie. Lecourbe est pressenti pour prendre le commandement de l’armée du Rhin  mais, par modestie et amitié, se désiste en faveur de Moreau, se réservant le commandement de l’aile droite, celle opérant en territoire suisse. Le Premier Consul décide de s’occuper lui-même de l’affaire italienne, franchit le Grand Saint-Bernard et, avec beaucoup de chance et grâce à son ami Desaix qui y laisse la vie, écrase les Autrichiens à Marengo le 14 juin 1800. Bonaparte manifeste l’intention d’aller lui-même terminer l’affaire sur le Rhin, mais Moreau tient bon, défend son poste et une sourde animosité dès lors se développe entre les deux hommes.

C’est alors que, du 29 septembre au 29 novembre 1800, Lecourbe prend un congé à Paris et l’utilise pour faire l’acquisition du château de Soisy, à Soisy-sous-Etiolles, près de Corbeil, domaine comprenant une centaine d’hectares de terres et de forêts, excellent territoire de chasse près de la forêt de Sénart. Il rejoint son poste juste à temps pour assister son chef Moreau lors de leur brillante victoire d’Hohenlinden le 3 décembre 1800. La paix sera signée à Lunéville le 9 février 1801 et Moreau, le vainqueur d’Hohenlinden, devient presque aussi célèbre dans l’opinion publique que le vainqueur de Marengo.

 

Les généraux républicains issus de l’Armée du Rhin sont loin d’approuver l’évolution dictatoriale du pouvoir de l’aventurier corse qui se fait nommer Premier consul à vie. C’était bien la peine de faire dix ans de révolution pour en arriver là, estiment certains dont le général Pichegru, contacté par Cadoudal - lequel est recherché depuis l’attentat de la rue Saint-Nicaise - et attiré par les sirènes d’un retour du Roi. Certains en arrivent à penser que Moreau serait préférable à l’arrogant Bonaparte dans l’hypothèse d’un retour à une monarchie constitutionnelle. Alors que Premier Consul avait osé répondre à Louis XVIII qui lui proposait le titre de Connétable de France : « Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France. Il vous faudrait marcher sur 100 000 cadavres. Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France. L’histoire vous en tiendra compte ». Moreau, lui, laisse planer le doute sur son opinion.

 

Lecourbe ne se mêle pas de ces affaires politiques, même s’il estime « que les excès de la révolution n’autorisaient pas la création d’un pouvoir personnel et discrétionnaire ». Nommé inspecteur général de l’Infanterie (une relative sinécure), il s’installe dans son château de Soisy, épouse une certaine Marie-Joséphe Barbal, jeune femme qui le suivait dans toutes ses campagnes depuis Fleurus. Son témoin est son ami le chirurgien-général Percy, qui lui procure ses soins car il souffre déjà de troubles urinaires. Il aménage dans son château une galerie contenant 15 tableaux des écoles italienne et espagnole (un Canaletto, un Primatice, un Murillo, etc.) et 31 tableaux des écoles flamande et hollandaise (5 Rubens, 4 Rembrandt, 2 Van Dick, 2 Claude le Lorrain, etc.).L’exemple venant de haut, il ne faut peut-être pas trop s’interroger sur la provenance de toutes ses œuvres. Du moins avait-il du goût ou était-il bien conseillé. Moreau a acheté le château de Grosbois, à une quinzaine de kilomètres de Soisy, et les forêts des deux domaines communiquent : les deux amis s’y retrouvent pour de mémorables parties de chasse.

 

Le ciel tombe sur la tête de Lecourbe le 14 février 1804 quand il apprend l’arrestation de Moreau. Que s’est-il passé ?

L’arrestation d’un certain Bouvet de Lauzier a révélé que le général Pichegru (évadé de Cayenne où il avait été exilé) conspirait avec Cadoudal (l’auteur de l’attentat de la rue Saint-Nicaise) et avait contacté le général Moreau en vue d’un coup d’Etat dès l’arrivée à nos frontières d’un Prince de la Maison de France. Moreau est arrêté le 14 février et Pichegru le 26, alors que l’on dénonce la présence d’un Prince à Ettenheim, en pays de Bade, juste en face de Strasbourg. Le 15 mars, Bonaparte fait enlever ce prince, qui se révèle être le duc d’Enghien. Transféré au fort de Vincennes, il est jugé de manière expéditive, condamné et fusillé le 20 mars. Dans son testament à Sainte-Hélène, Napoléon écrira : « J’ai fait arrêter et juger lez duc d’Enghien parce que cela était nécessaire à la sûreté, à l’intérêt et à l’honneur du peuple français . . . Dans une semblable circonstance, j’agirais encore de même ».

Le 5 avril, le généra Pichegru est trouvé mort dans sa cellule de la prison du Temple, étranglé par son écharpe dans laquelle est passé un bâton faisant tourniquet. L’enquête démontre qu’il est possible de se suicider de cette manière, mais circule aussi la rumeur que c’était une méthode d’exécution pratiquée par les mameluks.

 

Le 18 mai, l’Empire est proclamé et, le 28 mai, s’ouvre devant la Cour de Justice criminelle de Paris le procès de Moreau, de Cadoudal et de ses complices. Le Tribunal est constitué de douze juges dont l’un est justement Jacques François Lecourbe, le frère du général. En ce qui concerne Moreau, il n’existe aucune preuve de sa participation à un complot. Tout au plus peut-on faire état de une ou deux  brèves rencontres avec Pichegru et, dans un  vote indicatif, le tribunal est enclin à l’acquitter par sept voix contre cinq. Cela ne fait pas l’affaire de l’Empereur qui, furieux, souhaite une condamnation pour faire un exemple et éliminer toute opposition. Ses conseillers Savary et Réal veillent dans la coulisse et font pression sur le président Hémart, si bien que Moreau est condamné à deux ans de prison par 9 voix contre 3 en faveur de l’acquittement. Cela ne calme pas Napoléon qui déclare : « Voilà qu’on me le condamne comme un voleur de mouchoir. Que voulez-vous que j’en fasse ? Le garder ? Ce serait encore un point de ralliement. J’en ai assez de lui. Qu’il vende ses biens et qu’il quitte la France ». Moreau vend le château de Grosbois au maréchal Berthier et s’exile aux Etats-Unis. On le retrouvera dix ans plus tard.

 

La proscription de Lecourbe

Revenons au général Lecourbe. Fidèle à son amitié envers Moreau et n’ayant pas éprouvé un enthousiasme particulier lors de la proclamation de l’Empire un mois plus tôt, il va faire de ce procès une tribune pour manifester bruyamment son opposition. Il faut savoir que c’est un colosse à la voix de stentor et qu’il ne passe pas inaperçu.

Il arrive au tribunal en donnant le bras à Madame Moreau, une Créole de la Réunion ennemie jurée de Joséphine de Beauharnais, et portant sur ses épaules le fils du général. Il ordonne à la garde de présenter les armes quand Moreau pénètre dans le box des accusés. Pendant les débats, il organise la claque, conspuant les témoins à charge et applaudissant ceux à décharge. Ce comportement peu prudent va lui valoir de subir le contrecoup de la colère impériale et de servir de bouc émissaire. Il est mis à la retraite d’office, radié de la Légion d’honneur, proscrit dans sa maison de Franche-Comté et prié de vendre ses biens parisiens.

Lecourbe s’exécute, se retire dans sa maison de Ruffey mais, dès août 1805, il est de retour à Soisy pour s’occuper de ses affaires. Sa présence est immédiatement signalée à l’Empereur qui écrit le 22 août à Fouché, ministre de la Police : « J’apprends que le général Lecourbe est revenu à sa campagne et qu’il est à quelques lieues de Paris. Je lui avais donné l’ordre de se rendre en Franche-Comté. S’il est encore à sa campagne, faites-le arrêter et reconduire en Franche-Comté par la gendarmerie. Cet officier général s’est assez mal comporté pour qu’on ne souffre pas son voisinage à Paris. Engagez-le à vendre sa terre près de Pari , et qu’il a besoin de se bien conduire, car je sais la part qu’il a eue dans la conspiration de Georges (Cadoudal) et la conduite qu’il a tenue. C’est un sournois, un méchant homme, dangereux et qui est lié avec tous nos enenmis ». Fouché lui laisse néanmoins un délai pour régler ses affaires et l’incite à vendre Soisy. Et Napoléon, informé, récidive le 29 août : « Lecourbe est à Paris. Il ne doit pas y être. Il n’y a pas d’homme plus faux et plus scélérat ». Lecourbe repart donc pour Ruffey, tandis que son épouse qui n’a aucune envie de vivre dans les monts du Jura demeure à Soisy. Il met officiellement son château en vente mais en demande un prix tel – 600 000 francs – qu’aucun acheteur ne se présente.

 

De 1806 à 1810, Lecourbe multiplie les suppliques pour reprendre du service, en demandant à des amis tels que le général Molitor, le général Dessole, le chirurgien-général Percy, d’intercéder en sa faveur auprès de l’Empereur. Son épouse fait la même demande par l’intermédiaire de l’Impératrice Joséphine. Tous se heurtent à un silence méprisant.

 

En 1808, des évènements vont encore venir aggraver la proscription dont Lecourbe est victime. Des libelles contre l’Empereur dénoncent l’assassinat du duc d’Enghien, dévoilent les dessous du procès Moreau et les conditions du verdict. Les trois juges partisans de l’acquittement – Rigault, François Lecourbe et Dameuve – sont soupçonnés d’être à l’origine des fuites. Lors d’une réforme des  tribunaux, les juges Rigault et Lecourbe sont révoqués, tandis que Dameuve s’en tire mystérieusement. La vengeance impériale s’exerce maintenant contre les deux frères, mis dans le même sac.

En juin 1810, Savary, duc de Rovigo, l’homme des basses œuvres de Napoléon, notamment dans  les affaires Enghien et Moreau, est nommé ministre de la Police générale en remplacement de Fouché. Immédiatement les ennuis vont recommencer à pleuvoir sur notre pauvre Lecourbe. Le 6 juillet, une lettre arrive fort opportunément au ministère : un certain Ponsard, de Ruffey, accuse le général Lecourbe d’avoir avec des amis attaqué nuitamment son fils de 16 ans et d’avoir un comportement dépravé. Savary demande une enquête au préfet du Jura. Celui-ci répond que le général mène une vie tranquille, est très apprécié par la population et fréquente la meilleure société de Lons-le-Saunier. Savary demande au préfet une enquête plus sérieuse. Celui-ci comprend ce qu’on attend de lui et voici un extrait de son second rapport :

« La passion du général Lecourbe pour les femmes paraît excessive et l’effronterie avec laquelle il la satisfait produit un scandale général dont gémissent tous les citoyens honnêtes ainsi que les fonctionnaires publics et ses proches parents. C’est vers la jeunesse la plus tendre que le portent ses goûts et de complaisants émissaires dans les communes voisines lui fournissent les moyens de les satisfaire. Quant au sieur Ponsard, c’est un  jeune homme assez bien tourné qui paraît avoir été remarqué par une des maîtresses du général ».

Dès lors, les rapports et les témoignages se multiplient, la bourgeoisie jurassienne en profitant pour régler de vieux comptes : enlèvement de jeunes filles, organisation d’orgies avec ses maîtresses, violences contre des jeunes gens. A Sainte-Hélène, s’adressât au général Bertrand, Napoléon rendra hommage à la valeur militaire de Lecourbe, lui reprochera cependant son soutien à Moreau et évoquera à sa manière l’affaire de Ruffey :

 « On sut par des lettres interceptées que Lecourbe pillait et violait des fillettes de onze ans. J’ai connu plusieurs procès criminels de cette espèce. Il y a des parents qui pardonnent cela ; d’autres qui prennent la chose au grave. Le Ministère croyait devoir m’informer de ces affaires. Comme on savait que j’avais des griefs contre Lecourbe, on crut que je serais sévère. Mais j’ai toujours arrêté ces affaires en disant de les amnistier. Il ne fallait pas donner de l’éclat à des poursuites contre un général divisionnaire aussi distingué».

Lecourbe est convoqué à la préfecture, sermonné et invité à s’éloigner de Ruffey. Mais justement, dit-il, je ne demande qu’à pouvoir revenir à Soisy. Il n’en est pas question et il doit s’engager à vendre Soisy et à modérer ses ardeurs sexuelles. En mars 1811, le château de Soisy est vendu 450 000 francs au général Dutaillis et la générale Lecourbe est bien obligée de se rapprocher de son époux en venant habiter à Lons-le-Saunier. De rares visites à Ruffey lui suffiront. 

 

En résidence surveillée

Après la vente de Soisy, Lecourbe dispose de fonds importants et pourrait être tenté de passer à l’étranger, bien qu’il apporte la preuve du contraire en faisant construire une nouvelle maison à Ruffey. Le préfet le fait surveiller, notamment par son épouse qui, bien qu’elle vive à deux heures de son mari, accepte d’apporter son concours aux autorités. En décembre 2011, le préfet écrit au duc de Rovigo : « Le général Lecourbe s’occupe toujours des petites filles, mais avec moins d’audace qu’auparavant ».

 

Après le désastre de Russie, l’Empire français est en difficulté. Le général Moreau quitte les Etats-Unis, se rend chez Bernadotte en Suède, puis se met au service du tsar Alexandre 1er. Le Cabinet noir intercepte une lettre de Moreau à Lecourbe, invitant celui-ci à le rejoindre. Lecourbe fait savoir qu’il ne portera jamais les armes contre sa patrie et qu’il désapprouve le comportement de Moreau, mais le pouvoir continue à se méfier de lui. Le 27 août 1813, Moreau est tué à Dresde par un boulet français et, le 12 septembre, Lecourbe reçoit l’ordre de s’éloigner de la frontière et de se rendre à Bourges pour y résider sous la surveillance du préfet du Cher.

 

C’est donc à Bourges en avril 1814 que Lecourbe apprend la chute et l’abdication de son tortionnaire. Il se rend immédiatement à Paris. Louis XVIII ne manque pas de manifester sa sympathie à un opposant si déclaré à Napoléon. En quelques mois, Lecourbe reçoit le titre de comte, est rétabli grand-croix de la légion d’honneur et fait chevalier de Saint-Louis. Et il est nommé inspecteur général de la 6e division militaire, celle de Besançon, dont le commandant en chef est le maréchal Ney. Ce poste va lui permettre de résider à Ruffey et à Lons le Saunier. Maintenant tout semble donc aller  pour le mieux.

 

Les Cent Jours

Le 1er mars 1815, Napoléon débarque à Golfe-Juan. La nouvelle en parvient à Paris le 7 mars alors qu’il se trouve déjà à Grenoble. C’est l’agitation aux Tuileries ! Le maréchal Ney est convoqué, chargé de réunir les troupes de sa division et d’arrêter le fauteur de trouble. Il promet de le ramener à Paris dans une cage de fer. Le 13 mars, il est à Lons où il se réunit avec le général Lecourbe et le général de Bourmont, ex-chouan, gouverneur de la citadelle de Besançon. Napoléon est déjà à Lyon. Ney harangue les troupes rassemblées sur la grand place, fustigeant l’insensé échappé de l’île d’Elbe au risque de plonger le pays dans la guerre civile. Les soldats l’écoutent dans un silence méprisant, suivi de conciliabules. Les trois généraux sentent bien qu’il faudrait peu de chose pour que leurs hommes fassent comme ceux des garnisons de Grenoble et de Lyon, ou que le préfet du Jura prenne la fuite comme ses collègues de l’Isère et du Rhône.

Toute la nuit du 13 au 14, Ney tourne comme un ours en cage dans sa chambre de l’hôtel de la Pomme d’or, relisant la proclamation lancée par Napoléon lors de son débarquement :

 

« On n’écrit plus comme cela, C’est comme cela qu’on parle aux soldats et qu’on les émeut », pense-t-il. Il reçoit secrètement un officier porteur d’un message personnel de Napoléon, lui pardonnant son attitude à Fontainebleau l’année précédente et invitant le ‘Brave des braves’ à le rejoindre sur sa route vers Paris. Au petit matin, il consulte ses adjoints. Lecourbe déclare que, s’il estimait que son patriotisme et son passé au service de la Nation depuis 1793 lui interdisaient d’initier une lutte fratricide entre Français, il désapprouvait cependant un ralliement franc et massif à l’évadé de l’île d’Elbe. Bourmont est tout aussi réservé. Mais Ney décide de passer outre et il annonce à ses troupes qu’il se rallie à l’Empereur et qu’il va les emmener le rejoindre. Ses propos sont accueillis par un tonnerre d’applaudissements ; les cocardes tricolores sortent des sacs. Craignant d’être arrêtés, Lecourbe et Bourmont prennent le large et s’arrangeront pour n’arriver à Paris par des chemins détournés qu’après le 21 mars et une fois Napoléon réinstallé aux Tuileries. La route de Gand étant fermée, ils ne peuvent que se rallier au nouveau régime !

 

Après dix années d’inaction, Lecourbe trépigne d’impatience face au nouveau risque d’invasion qui menace la France. D’autre part, compte-tenu des défections, Napoléon a besoin de réunir autour de lui le maximum de talents militaires. Le bon général Molitor s’entremet et lui ménage une audience avec l’Empereur. Ce dernier lui parle à peine des péripéties des dix dernières années, glorifie ses exploits durant les campagnes de 1799-1800 et lui propose un commandement pour défendre « la patrie en danger ». Est-ce le désir de servir ou le plaisir de retrouver l’odeur de la poudre - les deux sans doute -, Lecourbe accepte avec enthousiasme. Molitor le trouvera en larmes à la sortie du cabinet de l’Empereur. Les jours suivants, il est confirmé comte d’Empire, nommé grand-officier de la Légion d’honneur et pair de France.

En raison de sa connaissance de la Suisse et de la frontière de l’Est, Lecourbe est nommé commandant du corps d’observation du Jura. A Sainte-Hélène, Napoléon vantera les mérites militaires de Lecourbe . . pour minimiser ceux de Moreau. Il exprimera le regret de ne pas l’avoir employé plus tôt – à cause du comportement de son frère le juge, dira-t-il – et de ne pas l’avoir gardé près de lui durant la campagne de 1815. Ainsi naîtra, aux confins du Jura, la légende selon laquelle Napoléon aurait envisagé de confier à Lecourbe le commandement qu’il donna finalement à Grouchy. Ah ! si à Waterloo . . . 

 

Théoriquement, Lecourbe dispose de quatre divisions :

. La 18e division d’infanterie, stationnée à Altkirch, 163 officiers et 2267 hommes, sous le commandement du lieutenant-général baron Abbé.

. La 8e division de cavalerie légère, stationnée à Zillisheim, 70 officiers et 986 cavaliers, sous le commandement du lieutenant-général baron Castex.

. La 3e division de réserve, à Belfort, 78 officiers et 2258 hommes sous le commandement du lieutenant-général baron Saint-Clair.

. La 4e division de réserve, à Pontarlier, 177 officiers et 5108 hommes sous le commandement du lieutenant-général baron Laplane.

 

En ajoutant l’artillerie des forteresses à ces 25 bataillons et 9 escadrons : 590 officiers et 14 194 hommes ‘sur le papier’. En fait l’effectif présent sous les armes ne dépasse guère 4 000 hommes : 2500 fantassins, 900 cavaliers et quelques éléments d’artillerie. Il est prévu de renforcer ce corps par la levée de corps francs et l’enrôlement de gardes nationaux. Au lieu des 10 000 hommes promis, 4500 à peine se présenteront et encore ‘faudra-t-il les accoutumer au bruit des armes’. C’est donc avec une  troupe hétéroclite de 8 000 hommes que Lecourbe doit organiser la défense de la frontière, face à la Suisse, depuis la forteresse de Belfort au nord jusqu’au fort de l’Ecluse au sud, soir sur un front de 150 kilomètres.

Le 30 avril, Lecourbe établit son quartier général à Altkirch et entreprend de transformer Belfort en un camp retranché. Il fortifie également les débouchés des vallées du Jura ‘pour empêcher l’ennemi d’y manœuvrer s’il parvenait à y pénétrer’ et met Montbéliard en état de défense. En face de lui, il a les 40 000 Autrichiens qui se rassemblent sous les ordres du général-comte Colloredo. En quelques semaines d’une débordante activité, Lecourbe établit un système de défense d’une redoutable efficacité, comme le prouvera la suite.

 

La nouvelle de la défaite de Waterloo ne parvient à Belfort que le 24 juin (6 jours après). Le 26 juiin, Colloredo passe à l’attaque an niveau de la trouée de Bâle. Les forces de Lecourbe résistent et, le 30 juin, le général Abbé remporte une victoire significative à Foussemagne. Le 1er juillet, Colloredo lance une offensive sur Belfort ; il s’empare des villages de Bessancourt et de Chevremont dont il terrorise les populations civiles. Le 4 juillet, à Offemont, Lecourbe commande en personne les corps francs du Jura, soutenus par le 3e hussards. De violents combats se déroulent jusqu’au 8 juillet : Castex est alors en difficulté au village de Bavilliers qui ouvre la route de Belfort. Lecourbe charge personnellement à la tête du 13e chasseurs et taille en pièce le régiment de grenadiers hongrois Prince Alexandre. Mais dans Belfort assiégé, les vivres et les munitions commencent à manquer.

Le 11 juillet, Colloredo apprend que Louis XVIII est de retour à Paris où une convention d’armistice a été signée le 3 juillet, que Rapp a signé un cessez-le-feu à Strasbourg le 9 et que Suchet est en train de faire de même à Lyon. Il en informe Lecourbe et ils décident de conclure un armistice qui, pour l’essentiel, maintient les deux armées sur leurs positions respectives à cet instant. Lecourbe a sauvé Belfort de la destruction et du pillage, ce dont les habitants lui seront éternellement reconnaissants. Quelques noyaux durs refuseront de cesser le combat : le fort l’Ecluse résistera jusqu’au 15 juillet, jour où Napoléon se trouvait déjà sur le Bellérophon ; à Huningue, le brave général Barbenègre, avec 100 soldats et 150 militaires retraités, refusera de remettre la ville à l’archiduc Jean. La cité détruite par un pilonnage d’artillerie, il n’acceptera d’en sortir que le 7 août avec 50 survivants, sous le regard ébahi des Autrichiens qui croyaient avoir affaire à une importante garnison.

 

A Belfort, les corps francs déchirent leurs nouveaux drapeaux blancs. Le 23 juillet, Lecourbe réunit les troupes pour les informer de la situation : « La France a besoin plus que jamais de l’union de ses enfants, et je compte assez sur la confiance que vous me témoignez pour être assuré que vous ne ferez rien de contraire à l’honneur, à la discipline et à la soumission que vous devez au roi Louis XVIII. Vive le Roi ». Le sergent Mauvais avance d’un pas et réplique : non, vive l’Empereur, toujours. Alors, de rang en rang, la rumeur gronde à mi-voix, puis s’amplifie : Vive l’Empereur, toujours, Vive l’Empereur toujours ! Le général se retire, déconfit. Quelques jours plus tard, il reçoit l’ordre de dissoudre les corps francs, puis de renvoyer les soldats dans leurs foyers pour le 31 août.

 

Le 15 septembre, il reçoit, comme beaucoup de ralliés à l’Usurpateur, notification d’une décision du maréchal Gouvion Saint-Cyr, nouveau ministre de la Guerre, le mettant à la retraite d’office, restant néanmoins gouverneur de Belfort jusqu’à l’arrivée de son successeur. Il le prend très mal et doit s’aliter  car il est épuisé, sa campagne à cheval ayant ravivé des maux anciens et notamment une grave rétention d’urine. Il se lève néanmoins le 8 octobre pour aller saluer le tsar Alexandre qui rentre en Russie en passant par Montbéliard. Au retour, il souffre énormément et se couche pour ne plus se relever. De son lit, il témoigne avec modération sur les événements de Lons le Saunier devant les juges qui instruisent le procès du maréchal Ney : «  Je ne puis assurer que le maréchal Ney, avec ses troupes, eût pu arrêter le torrent. Je crois qu’il n’était plus temps. J’ignore s’il y a eu des agents de Bonaparte pour débaucher ses troupes ». Bourmont sera beaucoup plus sévère envers Ney. On sait ce qui en adviendra.

Le cas médical de lecourbe est jugé désespéré et il décède à Belfort dans la nuit du 22 au 23 octobre 1815, à l’âge de 56 ans. Son corps est ramené à Ruffey où il est inhumé dans une crypte sous la sacristie de l’église. Son beau-frère le général Gautier, grièvement blessé aux Quatre-Bras, meurt un mois plus tard à Ruffey et est inhumé près de lui.

 

Conclusion

Relevons quelques mots de son éloge funèbre : « Repose en paix, noble enfant du Jura, héros glorieux qui eut toujours pour but le devoir, pour passion la patrie et qui ne désespéra jamais ».

Alors que Napoléon, à partir de 1807 ou 1809, a souvent fait preuve d’indulgence envers ceux qui s’étaient opposés à la montée de son pouvoir, l’ostracisme dont Lecourbe fut l’objet jusqu’en 1814 peut sembler curieux. Tentons une explication : Napoléon ne craignait pas la mort au combat mais, depuis qu’il avait assisté à la prise des Tuileries et au massacre des Suisses par les révolutionnaires, la pensée d’une mort ignominieuse dans un attentat ou une émeute le révulsait. Il ne pouvait donc psychologiquement pardonner à ceux qui étaient soupçonnés de complicité avec Cadoudal. Lecourbe ne fut jamais enclin à la violence mais, par amitié pour Moreau, se trouva englobé dans la répression des complots royalistes.

 

La postérité a consacré Lecourbe en héros local et national. Sa statue se dresse à Belfort et, depuis 1854, sur la place de la Liberté à Lons-le-Saunier. Dix ans plus tard, la ville de Paris, à défaut de pouvoir lui attribuer un boulevard de maréchal, a donné son nom à une longue rue du 15e arrondissement, rue que l’on retrouve dans le Monopoly.. Et il a bénéficié par la suite de la moitié d’une station de métro (Sèvres-Lecourbe). N’oublions pas que, selon les Récits de la Captivité  du général Montholon, Napoléon a déclaré à Sainte-Hélène  le 1er novembre 1820 : « J’ai eu tort d’avoir négligé le général Lecourbe. Il pouvait me rendre de grands services. Il eût été un excellent maréchal de France ».

 

© Jacques Macé

 

Sources manuscrites 

Dossier personnel du général Lecourbe, Service historique de la Défense, 3Yd 307.

Correspondance du ministère de la Police générale, Arch. nat., F7/6435 .

 

Bibliographie

Bardy Henri, La dernière campagne du lieutenant-général Lecourbe, Belfort en 1815, Sant-Dié, 1889 ;

Bergier Anastase, Eloge historique du lieutenant-général Lecourbe, Besançon, 1841.

Borrey Francis, capitaine, Le général Lecourbe et son système de défense du Jura en 1815, Paris, 1913.

Challe M., La campagne des frontières du Jura en 1815 par le général Lecourbe, Lons-le-Saunier, 1830.

Garçot Maurice, Le duel Moreau-Napoléon, Histoire vivante, Paris, 1951.

Lecourbe Jacques François, juge à la Cour de Justice criminelle de Paris, Opinion sur la conspiration de Moreau, Pichegru et autres, brochure, Paris, 23 avril 1814.

Lort de Sérignan, comte de, Napoléon et les grands généraux de la Révolution et de l’Empire, Paris, 1914.

Macé Jacques, Heurs et malheurs du général Lecourbe, Revue du Souvenir Napoléonien n° 438, janvier 2002.

Philibert, général, Le général Lecourbe, d’après ses archives, sa correspondance et autres documents, éditions Charles-Lavauzelle, Paris, 1895.

Savinel Pierre, Moreau, rival républicain de Bonaparte, éditions Ouest-France, 1986.

 

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