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Les Enfants du siècle

du  Premier Empire à la Première Internationale

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Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte.

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte.

Et du premier consul déjà, par maint endroit,

Le front de l’empereur brisait le masque étroit.

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          Victor Hugo avait donc treize ans - comme Alexandre Dumas - quand Albion mit fin au règne de Napoléon. Alfred de Musset avait cinq ans, Gérard de Nerval sept ans, George Sand et Eugène Sue onze ans, Honoré de Balzac et Alexandre Pouchkine seize ans, Alfred de Vigny et Heinrich Heine dix-huit ans, etc. Nourris de l’épopée  napoléonienne, « tous ces enfants étaient les gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides(1). Ils avaient en tête tout un monde : ils regardaient la terre, le ciel, la rue et les chemins. Tout cela était vide, et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain (2) ». Le roi Louis-Philippe lui-même n’était pas loin de partager ces sentiments : à Victor Hugo qu’il ramenait de Fontainebleau à Paris dans sa calèche ne déclarait-il pas au relais de poste de la Cour de France : « Chaque fois que je passe ici, j’ai un serrement de cœur (3) ». Il contribua d’ailleurs fortement à la consolidation de la légende napoléonienne en achevant la construction de l’Arc de triomphe de l’Etoile et en organisant le Retour des cendres de l’Empereur.

 

Pourtant Louis-Philippe, puis Napoléon III eurent fort à faire pour rattraper les retards accumulés par la France durant la Révolution et l’Empire. Durant le XVIIIe siècle, la France de Louis XV puis de Louis XVI, avec ses vingt-huit millions d’habitants, avait certes connu un développement économique, perturbé  cependant par la guerre de Sept Ans et la perte des colonies en 1763, sans amélioration notable du sort des paysans qui supportaient l‘essentiel du poids de la fiscalité royale et avec, pour le moins, une stagnation du pouvoir d’achat des ouvriers. Dans le même temps, la Grande-Bretagne connaissait une croissance industrielle extraordinaire grâce à la mise en œuvre de nouvelles techniques : la fonte au coke vers 1710 par Abraham Darby, la machine à vapeur par James Watt en 1769, de nouvelles machines de filage et de tissage du coton vers 1770. Ces innovations s’accompagnaient de la création de grands ateliers occupant des dizaines puis des centaines d’ouvriers, marquant le début de la révolution industrielle et l’apparition d’un prolétariat.

 Les industriels français n’ignoraient pas les bouleversements qui se produisaient de l’autre côté de la Manche et, encouragés notamment par le ministre des finances Calonne, entreprirent de rattraper leur retard. Mais leurs efforts furent perturbés, et même arrêtés, par la Révolution  et ses guerres qui provoquèrent la désorganisation du marché agricole, la hausse des prix, des difficultés d’approvisionnement en matières premières, l’arrêt des exportations de produits industriels. Ni la Convention, malgré une petite amélioration après Thermidor, ni le Directoire ne parviendront à inverser durablement le sens des courbes et à améliorer la situation économique.

 

Le Consulat et l’Empire

 

Après Brumaire, Bonaparte trouve la France dans un état désastreux. Il rétablit avec énergie et rapidité la paix intérieure, religieuse notamment, et réforme durablement les institutions étatiques. Mais il prend aussi des mesures de relance de l’industrialisation et du commerce, grâce notamment à la politique monétaire menée par la Banque de France. L’industrie chimique (Chaptal n’est pas ministre de l’Intérieur par hasard) connait un grand essor, de même que les filatures (Richard et Lenoir, Dollfuss), les toiles imprimées (Oberkampf), les fonderies (de Wendel), la papeterie (Didot), l’horlogerie (Japy, Breguet), etc. C’est le point de départ de l’industrialisation de la France et la naissance d’un nouveau capitalisme (Ouvrard, Périer). La paix est signée avec l’Autriche et la Grande-Bretagne, l’ordre règne dans le pays, l’autorité est rétablie, la monnaie stabilisée, la stabilité du pouvoir garantie puisque le Premier consul est élu pour dix ans (jusqu’en 1809). La France est prête à entrer dans le XIXe siècle ; et tout cela a été obtenu en trois ans à peine - 1800, 1801, 1802 - comme le fait fort justement remarquer Patrice Gueniffey : « Tout cela a été accompli dans un temps si court – trois ans seulement – que cette époque laissera le souvenir d’un moment d’exception dans l’histoire française . . . Il y a dans l’itinéraire qui conduit Bonaparte d’Ajaccio aux Tuileries, quelque chose d’inouï et en même temps de positif. C’est là aussi ce qui sépare, dans la vie de Napoléon, la décennie prodigieuse 1792-1802 des années qui suivront. L’Empereur multipliera les exploits, étonnera et même éblouira ses contemporains – et la postérité – par ses campagnes et ses victoires, mais jamais plus on ne le reverra faire un usage si judicieux de son génie et de sa force . . . Autant les succès de Marengo et d’Hohenlinden sont liés au ‘‘programme’’ consulaire, dont ils vont permettre la réussite, autant les éclatantes victoires de la Grande Armée resteront sans effets politiques durables  (4) ».

 

La proclamation du consulat à vie, suivie de celle d’un empire héréditaire, la rupture de la paix d’Amiens et la reprise de la guerre tant sur le continent que sur mer ne constituèrent guère des éléments favorables au développement économique, même si Napoléon estimait que la guerre devait nourrir la guerre par les prélèvements opérés sur l’adversaire vaincu. L’Empire traversa donc deux graves crises économiques, la première en 1805 dont elle se releva grâce à ses victoires, la seconde de 1811 à 1814. Au marasme économique provoqué par le Blocus continental vinrent s’ajouter de mauvaises récoltes, avec pour conséquences misère populaire, troubles sociaux, révoltes sévèrement réprimées et éloignement du régime impérial des classes économiques dominantes. Celles-ci accueillirent avec soulagement la chute de l’empire et même la favorisèrent.

 

Après 1815, malgré le coût des indemnités imposées par le second traité de Paris (5), le redressement est spectaculaire. Les créations industrielles se multiplient, la bourgeoisie triomphante affiche son luxe et sa fortune acquise au détriment des classes laborieuses auxquelles sont imposées des conditions de travail et de vie de plus en plus contraignantes et misérables, reproduisant le modèle social apparu en Grande-Bretagne dès les années 1780. Si les jeunes écrivains romantiques rêvent avec nostalgie à l’empereur, d’autres enfants du siècle réfléchissent à l’organisation politique de la société industrielle et se préparent à agir pour réformer le monde en création. Ils ont pour noms Auguste Blanqui né en 1805, Armand Barbès et  Pierre-Joseph Proudhon nés en 1809, etc. Mais leur génération va transcender les frontières et les rapprocher  d’hommes comme le Russe Bakounine, né en 1814, ou les Allemands Karl Marx et Friedrich Engels, nés respectivement en 1818 et 1820. Leurs œuvres, leurs idées, leurs actions, qui conduiront en 1864 à la création à Londres de l’Association Internationale des Travailleurs (dite AIT ou Première Internationale), ont marqué l’histoire du XIXe siècle et conditionné celle du suivant. Napoléon III, né en 1808 et qui appartenait lui aussi à cette génération des enfants du siècle, avait bien compris l’importance des idées sociales, ou socialistes dirions-nous aujourd’hui, même s’il ne réussit guère à les faire partager par la classe dirigeante dont, en neveu de son oncle, il était le prisonnier. Victor Hugo, qui sera conduit au Panthéon en 1885 dans le corbillard des pauvres après avoir été légitimiste, orléaniste, opposé à l’empire et enfin républicain, symbolise cette évolution.

 

Les fondateurs du socialisme

 Jean-Jacques Rousseau, qui publie en 1755 son Discours sur l’origine de l’inégalité et Du contrat social en 1762, inspire, outre un jeune officier d’artillerie sorti en 1785 de l’Ecole militaire de Paris, les auteurs de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Les rédacteurs de celle-ci affirment la croyance en la bonté de la nature humaine et chargent  l’Etat d’organiser la société en conciliant liberté et égalité. Cependnat, les assemblées révolutionnaires, promouvant les droits civiques mais aussi la liberté économique, ne remettent pas en question le droit de propriété, même si quelques voix discordantes se sont déjà fait entendre. Ainsi le philosophe Etienne-Gabriel Morelly (1717-1782) rêve à des kibboutz et Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785) imagine une mise en communauté des moyens de production. Ils reprenaient d’ailleurs des idées émises dès le siècle précédent par l’Italien Campanella ou l’Anglais Thomas More. Elles enflamment à l’aube de la Révolution un jeune Picard nommé François-Noël Babeuf qui adopte bientôt le prénom romain de Gracchus. Dans son journal Le Tribun du peuple, il proclame que « tous les hommes ont un égal droit à la jouissance des biens de la terre et . . . qu’il y a oppression quand l’un s’épuise par le travail et manque de tout, tandis que l’autre nage dans l’abondance sans rien faire ». Son Club du Panthéon, que Robespierre laisse prospérer, atteint deux mille membres, noyaute l’armée et la police. Il est dissous par le Directoire en février 1796 mais poursuit sa propagande dans la clandestinité, fomentant un soulèvement populaire. Dénoncés à Lazare Carnot, Babeuf et ses complices sont arrêtés, jugés et exécutés. Mais l’un d’eux, nommé Philippe Buonarroti,  échappe à l’arrestation et publiera L’Histoire de la Conspiration pour l’égalité, dite de Babeuf, qui aura un grand retentissement dans les années 1830.

 

En ce début du XIXe siècle, des économistes et philosophes proposent de nouvelles formes d’organisation de la société. Claude Henry de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825) fait l’apologie du travail aussi bien manuel qu’intellectuel, afin que l’esprit d’initiative soit le moteur du développement industriel et d’un mieux-vivre général. Ses disciples, les saint-simoniens, auront un rôle important dans le siècle. Charles Fourier (1772-1837) imagine d’obtenir l’harmonie sociale en contrôlant les passions humaines, en regroupant les individus dans des phalanstères, sortes de coopératives de production et de consommation où les individus sont rémunérés selon leur talent et leur travail. Plus réaliste est l’industriel britannique Robert Owen (1771-1858) qui est à l’origine du mot socialism. Il tente de créer des syndicats ouvriers, prône une stricte égalité dans l’éducation et l’accès aux richesses, propose lui aussi la création de communautés familiales afin que les hommes vivent dans la concorde et l’harmonie. Le juriste Etienne Cabet (1788-1856), élu député républicain en 1831, doit s’exiler en Grande-Bretagne où il est conquis par les théories de Thomas More et de Robert Owen. Il en fait la synthèse dans un ouvrage intitulé Voyage en Icarie où apparait le nom de communisme pour décrire une société égalitaire et fraternelle où le progrès du machinisme ouvrira la porte à une abondance mise à la disposition de la communauté humaine, sans recours à la lutte des classes. Il tentera de mettre en place une telle microsociété dans une colonie au Texas. Ces diverses théories, faisant fi des résistances du capitalisme et de ses adeptes, recevront le nom de socialisme utopique. Elles seront bientôt supplantées par celles des partisans du recours à  l’ action violente pour faire bouger la société.

 

Dans les années 1822 à 1830, c’est dans la clandestinité et à travers le mouvement de la Charbonnerie que se manifeste une opposition de type révolutionnaire. Puis les revendications politiques et sociales éclatent au grand jour à partir du relatif rétablissement des libertés publiques au début de la Monarchie de Juillet. François Raspail (1794-1878), s’exprime avec modération à travers son journal Le Réformateur. Pierre Leroux (1797-1871) participe à la création du Globe et assigne au prolétariat un rôle majeur dans la voie vers le progrès. Le polytechnicien Victor Considérant (1808-1893) reprend et développe dans ses articles et ouvrages le fouriérisme. Louis Blanc (1811-1882), pionnier de l’organisation du travail,  fonde avec Pierre Leroux et George Sand La Revue Indépendante. L’imprimeur Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) rêve d’une émancipation pacifique des ouvriers par le mutualisme et le fédéralisme, en opposition aux politiques étatiques. Il estime que le travail est le capital réel, d’où son rejet du droit de propriété dans sa brochure  Qu’est que le droit de propriété ?, question à laquelle il répond par la formule célèbre : « La propriété, c’est le vol », se référant également au message de l’Evangile. Car se développe aussi un catholicisme social, inspiré du christianisme primitif et représenté notamment par Félicité de Lamennais (1782-1854), prônant dans son journal L’Avenir le partage des richesses  et l’émancipation économique des pauvres. Il sera désavoué par Rome mais ses idées seront reprises, avec plus de nuances, par Henri Lacordaire (1802-1861), qui rétablira en France l’Ordre des Dominicains, et le journaliste catholique Charles de Montalembert ((1810- 1870).

 

Ces mouvements d’idées allant tous dans le sens de la socialisation de la vie politique s’accompagnent souvent d’une  agitation populaire, liée à  la misère du peuple ouvrier, à la répression des revendications salariales, à la nostalgie des principes républicains, voire à la naissance de ce qui deviendra le bonapartisme, et aux complots de la Charbonnerie (7). Les émeutes nées des famines liées au mauvais climat (8) des années 1816-1817 et à la crise des subsistances se poursuivront en fait jusqu’en 1830. Le nom d’Auguste Blanqui dont la vie se partage entre conduite d’insurrections et séjours en prison (9), leur  est attaché, de même que celui d’Armand Barbès. Leurs noms associés nouriront les rêves révolutionnaires des ouvriers parisiens en 1830 et 1848 et ne seront pas méconnus d'un autre "enfant du siècle", enfermé au fort de Ham, qui lui aussi ressent l’importance des problèmes sociaux . . .

 

La Monarchie de Juillet

Trop faibles et mal organisés, les républicains et les socialistes (comme on commence à dire) se font voler leur victoire par la bourgeoisie en juillet 1830, ou du moins le ressentent-ils ainsi. Si bien que l’agitation d’essence populaire, pour des motifs politiques et sociaux, va se poursuivre durant toute la durée de la Monarchie de Juillet. L’Eglise Saint-Germain l’Auxerrois et l’Archevêché de Paris sont mis à sac le 14 février 1831 ; en novembre, c’est la première révolte des canuts de Lyon, sévèrement réprimée par le maréchal Soult ; le 5 juin 1832, les obsèques du général républicain Lamarque, décédé du choléra, se transforment en véritable insurrection ; en 1834,  des soulèvements se produisent  de nouveau à Lyon, puis à Saint-Etienne, Clermont-Ferrand, Marseille, et Paris où s’élèvent des barricades (10). Le 12 mai 1839, les blanquistes se livrent à une tentative de prise du pouvoir réprimée dans le sang : Blanqui et Barbès sont condamnés à mort, peines commuées en détention à vie, et enfermés à la prison du Mont-Saint-Michel. Les tentatives d’assassinat du roi Louis-Philipe se multiplient et celui-ci verra dans le Retour des cendres de Napoléon 1er l’occasion de rétablir sa popularité.

 

Le rapport Villermé

En 1837, le docteur Louis Villermé, ancien chirurgien major de la Grande Armée, chargé par l’Académie des Sciences morales et politiques d’un rapport sur l’état des classes défavorisées, enquête pendant deux ans à travers toute la France et, assisté d’un collègue, publie en 1840 un « Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie ». C’est une description des conditions de travail et de vie des ouvriers : journées de 13 ou 14 heures, travail des enfants dès sept ans, rémunérations à la pièce, locaux insalubres, travail à domicile, effets du machinisme créant un clivage entre des techniciens qualifiés, bien rétribués, et un prolétariat arraché à l’agriculture et vivant misérablement. Le rapport Villermé est à l’origine de la loi du 22 mars 1841, interdisant le travail des enfants de moins de huit ans (11) et le travail de nuit  des moins de treize ans. La durée du travail ne doit pas dépasser 8 heures jusqu’à 12 ans et 12 heures jusqu’à seize ans. A partir de 1841,  la croissance économique liée au développement des transports par chemin de fer favorise une certaine paix sociale mais la situation va se dégrader à partir de 1846, face à l’inertie d’un monarque vieillissant.

 

Révolution de 1848 et Seconde République

En 1847, face à l’intransigeance du ministre Guizot opposé à toute réforme, devant une nouvelle crise économique qui fait dire à Alexis de Tocqueville : « Regardez ce qui se passe au sein des classes ouvrières . . . Ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques sont devenues sociales, qu’il se dit en leur sein que la division des biens faite jusqu’à présent dans le monde est injuste, que la propriété repose sur des bases qui ne sont pas équitables . . . et ne pensez-vous pas que lorsque de telles opinions descendent profondément dans les masses elles amènent tôt ou tard les révolutions les plus redoutables ? (12)», les républicains avec leur tête Alphonse de Lamartine (1790-1869), les avocats Ledru-Rollin (1807-1874) et Odilon Barrot (1791-1873), le journaliste Armand Marrast (1801-1852)  mènent, en l’absence de Blanqui et Barbès emprisonnés, la contestation en organisant des banquets républicains où sont prononcés des discours en faveur de la liberté de la presse, de la réforme du système électoral censitaire et de l’amélioration du sort des classes laborieuses.

Les 23 et 24 février 1848, un incident sanglant consécutif à l’interdiction de l’un de ces banquets déclenche l’insurrection, ouvriers et gardes nationaux se rejoignant sur les barricades qui bientôt hérissent Paris. Trouvant que le sang a assez coulé, Louis-Philippe  abdique et part s’embarquer à Honfleur, tandis que la foule envahit le Palais-Bourbon où, dans la confusion, est formé un gouvernement provisoire, tandis qu’un autre, plus populaire, est constitué à l’Hôtel de Ville. Les deux se réunissent à l’initiative de Lamartine qui, du balcon de l’Hôtel de Ville, annonce « que la république est proclamée ». Mais s’agit-il d’une république bourgeoise ou d’une « république sociale », comme pourrait le laisser entendre la présence parmi ses membres de Louis Blanc, du journaliste et ancien carbonari Ferdinand Flocon (1800-1866),  et de « l’ouvrier Albert (13) » ? Le gouvernement prend immédiatement des mesures spectaculaires : abolition de la peine de mort en matière politique, abolition de l’esclavage dans les colonies, rétablissement du suffrage universel, libéralisation du droit d’association, droit de réunion, liberté de la presse, adoption du drapeau tricolore, affirmation du droit au travail. C’est aller un peu vite en besogne pour le Paris bourgeois et pour la France rurale si bien que les élections législatives du mois d’avril donnent une assemblée constituée de 500 républicains modérés, 300 royalistes et à peine 100 ‘‘républicains sociaux ’’. Le 15 mai, Blanqui et Barbès, libérés du Mont-Saint-Michel, dirigent une violente manifestation, sévèrement réprimée, pour réclamer une taxe sur les riches (une sorte d’ISF !) et sont de nouveau arrêtés. La situation se focalise bientôt sur les Ateliers nationaux, créés dans le cadre du droit au travail pour occuper et donner un revenu aux milliers d’ouvriers désœuvrés qui ont envahi Paris. Faute de leur donner une organisation et de leur affecter des tâches, ces Ateliers deviennent un facteur d’agitation et de troubles. La décision de les dissoudre entraine du 23 au 26 juin une véritable guerre insurrectionnelle que le général Cavaignac, muni des pleins pouvoirs, réprime sans état d’âme, ce qui conduit à 5000 victimes chez les insurgés et à 1500, dont 3 généraux, parmi les forces de l’ordre. Douze mille déportations, en Algérie notamment, suivront. Le rêve d’une république sociale s’est évanoui et la rupture du lien entre la république et le monde ouvrier est consommée pour un long temps.

L’Assemblée se consacre alors à l’élaboration d’une Constitution confiant le pouvoir législatif à  une Chambre unique et le pouvoir exécutif  à un président de la République, l’une et l’autre élus au suffrage universel. Toutefois, en limitant le pouvoir du président à quatre ans et en le déclarant non-rééligible, les constituants pensaient naïvement protéger la république de tout risque de pouvoir personnel ou de dérive dictatoriale !

A l’élection présidentielle du 10 décembre1848 se présentent le général Cavaignac, l’homme fort du mois de juin, les républicains sociaux Ledru-Rollin et  Raspail, et Lamartine, l’homme du juste milieu. Mais un outsider va venir troubler le jeu politique, un certain Louis-Napoléon Bonaparte qui cependant, outre son patronyme, n’est pas tout à fait un inconnu du fait de sa vie aventureuse. En effet, depuis le décès de son frère aîné en 1831 et celui du duc de Reichstadt en 1832, ce fils de Louis Bonaparte, ex-roi de Hollande, et de la reine Hortense, se pose en héritier politique de son oncle Napoléon 1er, tout en étant un enfant du siècle. Elevé en Suisse au château d’Arenenberg, il a eu pour précepteur Philippe Le Bas, républicain, franc-maçon, fils d’un conventionnel ami de Robespierre et de la fille du menuisier Duplay qui hébergeait l’Incorruptible. Une manière originale pour sa mère de lui ouvrir l’esprit ! Comme toute la jeunesse romantique des années 1820, il se passionne pour la cause grecque, puis celle de l’indépendance italienne. Proche du mouvement carbonariste, il participe  à l’insurrection patriotique de 1831 contre les troupes pontificales où son frère aîné trouve la mort dans des circonstances mystérieuses (14). Dès lors, il suit avec attention l’évolution des idées nouvelles en France, constatant la popularité croissante du nom de Napoléon et publiant une brochure intitulée Rêveries politiques. Il s’imagine qu’il lui serait seulement nécessaire de paraître devant une garnison pour que celle-ci acclame son nom et se soulève. Entretenu dans cette illusion par son ami Fialin (de Persigny) et de vieux militaires blanchis sous le harnois comme le colonel Vaudrey et le commandant Parquin, il fait à Strasbourg le 30 octobre 1836 une tentative de putsch qui se termine en échauffourée. Le pouvoir préfère tourner l’affaire en ridicule et Louis-Philippe se limite à faire expulser vers les Etats-Unis le jeune prince un peu fou.

 Il en revient bien vite pour assister à Arenenberg aux derniers instants de sa mère la reine Hortense. Néanmoins le gouvernement français obtient de la Suisse son éloignement en Angleterre. S’il mène à Londres une vie mondaine, il parcourt aussi les régions industrielles de Grande-Bretagne pour y observer avec intérêt les progrès techniques, tout en étant sensible aux conditions de travail. C’est à ce moment que vont naitre dans l’esprit du jeune homme de trente ans les bases de ce qui deviendra le bonapartisme, système mixant la vison que Napoléon 1er avait à Sainte-Hélène  voulu donner de son règne – exposée dans le Mémorial de Sainte-Hélène – et le saint-simonisme. Car, selon Las Cases, Napoléon n’avait rêvé que de liberté, de droit des peuples, de progrès économique, d’amélioration du sort des classes pauvres et n’avait été empêché de réaliser son projet que par la guerre qui lui avait imposée par l’Angleterre. Louis-Napoléon ressent donc comme un devoir de mener à bien ce que son oncle n’a pu réaliser et publie en 1839 un ouvrage titré  Des idées napoléoniennes qui connait un vif succès, contribue à enraciner la légende et prépare l’avenir : « L’idée napoléonienne n’est pas une idée de guerre, mais une idée sociale, industrielle, commerciale, humanitaire . . . Aujourd’hui les nuages se sont dissipés et on entrevoit à travers la gloire des armes une gloire plus civile et durable ».écrit-il.

 

Il ne reste plus qu’à forcer le destin pour parvenir à ce but et l’esprit de conspiration reprend le dessus. Avec une quarantaine de complices dont le général de Montholon, ancien de Sainte-Hélène, et alors que la Belle Poule vogue vers l’île pour ramener les Cendres de l’Empereur, il tente le 6 août 1840 un débarquement  à Boulogne-sur-Mer, au pied de la colonne de la Grande Armée. L’affaire tourne au fiasco et le prince est arrêté. Cette fois, il est jugé devant la Chambre des Pairs et condamné à la prison à vie. Enfermé au fort de Ham, il s’en évade astucieusement le 25 mai 1846. Il a consacré ces presque six années à l’étude, à ce qu’il appellera plus tard « l’Université de Ham » et cette captivité va donner naissance à un autre personnage. Il lit tout ce qui est publié en matière de politique et d’économie, surveille attentivement la presse, s’intéresse aux problèmes scientifiques, se passionne pour le percement d’un canal transocéanique en Amérique centrale. Il étend sa réflexion aux ouvrages de Saint-Simon, de Fourier, de Louis Blanc et tente sa propre synthèse dans un petit ouvrage intitulé L’Extinction du paupérisme, qu’il publie en 1844 (15). S’il déplore la situation du prolétariat ouvrier, il propose surtout des solutions pour améliorer le sort des paysans par une meilleure organisation de la production et des circuits commerciaux, avec toutefois un autoritarisme que l’on retrouvera plus tard dans le fascisme italien. Dès lors, la plupart des leaders socialistes le considéreront comme l’un des leurs (16).

Entretenant l’ambiguïté entre son rôle d’héritier  du système impérial et le nouvel ordre social qu’il promeut, il s’entoure de partisans agissants et se fait élire député en juin 1848. Sa popularité le fait apparaitre aux yeux des partisans de l’ordre comme le candidat idéal, gage d’un avenir radieux en lien avec un passé glorieux. Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte est élu président de la République avec 5 434 000 voix, contre 1 448 000 à Cavaignac, 370 000 à Ledru Rollin, 36 000 à Raspail et 17 000 à Lamartine. On ne va pas tarder à parler de « prince-président ».

 

Durant les trois années de la Seconde République, les partisans de l’ordre et ceux du progrès s’affrontent à l’Assemblée, incapables de résoudre les problèmes de l’heure, tandis que le président met de l’huile sur le feu ou plutôt, fort de son soutien populaire, cherche à en tirer les marrons. Poussé par son entourage, il cherche le moyen de prendre impérialement le pouvoir, la première étape consistant à réformer la constitution pour proroger son mandat. Le 21juillet 1851, il obtenait habilement à l’Assemblée un vote à 61 % en faveur de la révision constitutionnelle, mais la constitution avait fixé à 75 % la majorité pour une telle réforme. Il ne lui restait plus qu’à franchir le Rubicon en dissolvant l’assemblée  nationale, ce qu’il fit le 2 décembre 1851. Un an plus tard, l’ancien carbonaro et extincteur du paupérisme montait sur le trône impérial rétabli, tel un saint-simonien à cheval (17).

 

Louis-Napoléon empereur

 

Malgré ses défaites et son échec final, le Premier Empire a glorieusement survécu dans notre mémoire collective à l’épreuve du temps. On ne peut en dire autant du Second Empire, longtemps discrédité par son écroulement militaire de 1870. Pourtant, ces vingt années furent une extraordinaire période de modernisation et de progrès dans des domaines aussi variés que l’aménagement du territoire (transports, urbanisme, assainissement), l’industrie, l’agriculture, la communication, sous l’impulsion et selon les choix du chef de l’Etat. En une décennie, la France récupéra le retard pris lors de la première révolution industrielle, celle de la machine à vapeur, et se prépara à affronter la seconde, celle de l’électricité. On peut associer à ces succès le nom de Michel Chevalier (1806-1879), polytechnicien et saint-simonien, économiste libéral, conseiller de l’Empereur et inspirateur du traité de libre-échange de 1860. Au passif, il faut inscrire le retour, après quarante années de paix, de guerres (Crimée, Italie) d’autant plus meurtrières que l’armement avait lui aussi fait d’énormes progrès depuis 1815. Napoléon III s’appuya aussi sur un entourage issu de la bourgeoisie financière née sous  la Monarchie de Juillet (18) et une Cour où les rejetons des dignitaires militaires et civils de son oncle cherchaient à faire revivre les fastes du Premier Empire, s’y imposant parfois plus par leurs titres que par leurs talents. Cependant, grâce à l’Impératrice, les Beaux-Arts n’étaient pas négligés et connaissaient un brillant développement. Dans cette nouvelle société, que sont devenus les rêves socialistes du jeune Louis-Napoléon ?

 

Le manifeste de Marx et Engels

 

En février 1848, sans lien avec les évènements parisiens, était publié à Londres en langue allemande un opuscule d’une cinquantaine de pages, intitulé Le Manifeste du Parti communiste.

Ses auteurs étaient un journaliste et philosophe allemand, du nom de Karl Marx, exilé à Paris depuis 1843 en raison de ses articles radicaux démocratiques, et son ami Friedrich Engels, représentant à Manchester la riche entreprise de textiles de sa famille, dont le siège était à Brême.  En phrases-choc, le Manifeste ramène l’histoire de l’humanité à celle de luttes de classes et  analyse le passage à une société bourgeoise dominante à travers le développement de marchés mondiaux grâce aux nouveaux moyens de production. Ce système conduit à des crises économiques successives dont les classes laborieuses sont les victimes.  D’où l’injonction finale qui marquera durablement les esprits : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Expulsé de France par la Seconde République, Marx se réfugie à Londres où, autour de lui et d’Engels, se constitue un actif courant de pensée qui prend le nom de Ligue des communistes. En 1852, dans un ouvrage intitulé Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte (19), Marx analyse l’enchaînement d’évènements qui a permis la prise du pouvoir en France par un aventurier au nom illustre, séduisant une population de petits propriétaires ruraux. Il voit dans L’Extinction du paupérisme une forme de démagogie sociale ayant pour but d’éviter l’affrontement entre classes et de conduire à l’asservissement du prolétariat. Dans les décennies 1850 et 60, si les idées marxistes se répandent en Grande-Bretagne et en Allemagne, elles rencontrent peu d’écho dans les classes laborieuses françaises,  plus sensibles aux idées développées par Proudhon. Opposé à la violence, Proudhon promeut une organisation fédérative et mutuelliste des forces productives, ne rejette pas le rôle de l’Etat mais condamne le détournement de la démocratie par le dévoiement du suffrage universel, comme cela se passe aux élections sous le Second Empire.

 

L’Empereur socialiste

 

C’est dans ce contexte sociétal que Napoléon III va se débattre pour tenter de mettre en œuvre  les améliorations sociales qui lui tiennent à cœur, au moins certaines. Dès le 9 novembre 1853, un décret impérial accorde deux semaines de ‘‘vacance payée’’ aux fonctionnaires de l’Etat, mais cet exemple ne sera pas suivi (20). L’Empereur initie de nombreuses opérations relevant du paternalisme, et complaisamment soulignées, comme la création d’asiles pour les ouvriers malades (Vincennes, Le Vésinet), l’Orphelinat du prince Impérial, des cités ouvrières salubres, des fourneaux économiques (bien avant les Restos du cœur), etc. Mais la réalisation la plus importante de la première décennie est l’incitation à la mise en place de sociétés de secours mutuel, associations ayant pour but d’apporter aux affiliés une protection contre les accidents (notamment du travail) et la maladie en bénéficiant de patronages officiels. Ces sociétés, inspirées à la fois du proudhonisme et du catholicisme social et favorisant l’ordre social, ne rencontrèrent pas trop d’opposition  des milieux économiques (21), à l’inverse de la suppression du livret ouvrier qui permettait de contrôler les déplacements de la main-d’œuvre. L’Empereur, qui aurait souhaité dépasser le stade de la philanthropie, voyait nombre de ses propositions de lois bloquées ou dénaturées par un Conseil d’Etat soucieux des intérêts des élites conservatrices : « Chaque fois qu’arrive au Conseil d’Etat un projet venant du Cabinet de l’Empereur, on le  rogne, on le taille, on le châtre. On l’arrange de telle façon qu’il est voué à un avortement certain (22)». Napoléon III le déplorait, confiant à A. Darimon : « Le Conseil d’Etat renferme certainement une foule d’esprits éclairés mais les réformes l’effraient. Il a toujours quelque texte à m’opposer. J’aurais fait beaucoup plus pour les classes ouvrières que je ne l’ai fait si j’avais rencontré dans le Conseil un puissant auxiliaire ». Il parvint cependant à un relatif succès sur un point important car la revendication majeure du monde ouvrier concernait le droit de grève dont l’exercice  était réprimé depuis la Révolution  par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 qui considérait la coalition comme un délit.

 

La réforme du droit de coalition

La possibilité d’interrompre collectivement le travail nécessite un minimum de concertation : pour cette raison, le droit de coalition était devenu une revendication majeure masquant l’avantage  des autres mesures de nature sociale. Napoléon III l’avait fort bien compris et se battit avec obstination pendant des années pour imposer une réforme en ce sens. Finalement la loi Ollivier du 25 mai 1864 abolit le délit de coalition et instaura un droit de grève, avec toutefois de sérieuses limites. En effet, le recours à la grève pour présenter localement une revendication ne devait pas s’accompagner de violences, voies de fait, manœuvres frauduleuses, ni constituer une entrave à la liberté du travail. La constitution de syndicats restait interdite (23). Les années suivantes, les grèves se multiplièrent dans les usines et ateliers, souvent sévèrement réprimées par la troupe au moindre incident par une large interprétation des restrictions ci-dessus.

 

La création de l’A.I.T.

En France, l’interdiction des associations, et donc de syndicats sur le modèle des Trade Unions, constituait une sérieuse entrave à l’action des mouvements socialistes et révolutionnaires qui devaient se constituer dans la clandestinité, parfois sous le couvert de sociétés mutuellistes. Aussi, des militants français, allemands, belges, polonais, etc. prirent l’habitude de se réunir avec leurs collègues britanniques à Londres où le régime était beaucoup plus libéral. Ainsi naquit  l’idée d’une association internationale. En 1862, cent-quatre-vingts ouvriers français sont envoyés, avec l’appui de l’Empereur, à l’Exposition universelle de Londres pour y étudier les produits et progrès de l’industrie anglaise. Parmi eux, l’ouvrier ciseleur en bronze Henri Tolain (1828-1897) qui va jouer un rôle majeur par la suite. Des contacts sont pris avec les Trade Unions et un congrès ‘‘européen’’ est organisé au Saint-Martin’s Hall à Londres le 28 septembre 1864. Napoléon III donne son accord à l’envoi d’une délégation d’ouvriers français, proudhoniens et républicains modérés, dirigée par Henri Tolain. A ce meeting européen est décidée la création d’une Association Internationale des Travailleurs, dont l’écriture des statuts provisoires est confiée à Karl Marx. Celui-ci, qui est en train de terminer l’écriture du premier tome du Capital, y déclare que « l’émancipation des ouvriers doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Le premier Congrès de l’AIT, qui recevra par la suite le nom de Première Internationale,  débute le 3 septembre 1866 à Genève.  Il réunit une soixantaine de participants suisses, anglais, français, allemands, belges, représentant les différents courants du mouvement ouvrier. Parmi les Français, on relève les noms de Henri Tolain et des proudhoniens Zéphirin Camélinat (1840-1932), Benoit Malon(1841-1893), Eugène Varlin(1839-1871), personnages qui ont laissé leurs noms dans l’histoire du mouvement ouvrier français. Outre le suffrage universel et la suppression du travail des enfants, la revendication la plus marquante du congrès est celle de la journée de travail de 8 heures : 8 heures de travail salarié, 8 heures de repos, 8 heures d’activités personnelles. Sous couvert d’associations ouvrières, des sections de l’AIT se créent à Paris et les grandes villes industrielles de France. En 1867, le Conseil de l’AIT durcit sa position en se prononçant en faveur de l’appropriation  des grands moyens de production et des moyens de transport, de la suppression des armées permanentes et du recours à la grève générale pour s’opposer à la guerre. Devant le développement des grèves, le gouvernement d’Emile Ollivier, qui a en partie levé les entraves à la liberté de la presse et au droit de réunion, décide de mettre un frein, poursuit en justice les responsables de la section parisienne de l’Internationale,  qui sont condamnés à trois mois de prison, et dissout la section en mai 1868. Une nouvelle condamnation interviendra le 22 juin 1870, alors que se multiplient les appels à l’union internationale des travailleurs face au risque de guerre entre la France et la Prusse. Proudhon étant décédé en 1865, la mouvance « antiautoritaire » est maintenant représentée au sein de l’AIT par les partisans de Mikhaïl Bakounine (1814-1876), Russe émigré en France et en Suisse, plus adepte de la violence que Proudhon. Ses théories fédéralistes recevront le nom d’anarchisme. Au Congrès de Bâle en 1869, apparait déjà un vif affrontement entre Marx et Bakounine, alors que les Proudhoniens sont marginalisés.

 

Les élections législatives  de mai-juin 1869 marquent une nette progression des républicains et socialistes, très  majoritaires à Paris. La presse d’opposition est acerbe (24) ; l’Empereur est malade ; Emile Ollivier met six mois à constituer un gouvernement ‘‘d’honnêtes gens’’ qui doit affronter le drame du meurtre du journaliste Victor Noir par le prince Pierre Bonaparte. L’Empereur pense s’en sortir en faisant approuver les réformes engagées depuis 1860 par un plébiscite, le 8 mai 1870, dont le résultat met en évidence la division du pays, avec 18 % de ‘non’ en moyenne mais 80 % dans certaines régions (du Midi notamment, 43 % à Paris). Comme souvent en histoire, tant le clan au pouvoir  qu’une partie des républicains verront en la guerre un moyen de sortir de la crise : la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne servira de détonateur. On connait la suite  . . .

 

Après la chute de L’Empire français et la constitution du gouvernement provisoire, les républicains et socialistes, soucieux de ne pas se faire voler le pouvoir comme en 1830 et 1848, se rassembleront autour du programme de la Commune de Paris, au conseil de laquelle on retrouvera Camélinat, Malon, Varlin (qui sera exécuté).  La peur panique de la bougeoisie devant ce programme socialiste sera à l’origine de l’écrasement de la Commune. L’AIT ne résistera pas aux divisions entre marxistes et bakouninistes, notamment sur l’interprétation à donner aux évènements de Paris, et la Première Internationale sera dissoute en juillet 1876 à Philadelphie où son siège avait été transféré.

 

Vers la Seconde Internationale

Après le décès de Bakounine en 1876 et celui de Karl Marx en 1883, l’œuvre de ce dernier sera poursuivi par Friedrich Engels. Le marxisme sera alors diffusé dans les milieux ouvriers français par Jules Guesde et le gendre de Marx, Paul Lafargue, qui créeront le Parti Ouvrier Français (POF). En 1884, la loi Waldeck-Rousseau légalise le droit de grève mais celui-ci ne sera complètement reconnu que dans la Constitution de 1946 (25). Sous le nom de Seconde Internationale, l’AIT renaîtra à Paris en 1889, à l’occasion de l’Exposition Universelle marquant le centenaire de la Révolution française (et l’inauguration de la Tour Eiffel).

A l’incitation de l’AIT (26) et sous la direction de Jean Jaurès, les différents mouvements français se réclamant du socialisme et du marxisme fusionnent en 1905 sous le nom de Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) (27). Après la catastrophe de Courrières, qui fait plus de 1000 victimes, Georges Clemenceau crée le 25 octobre 1906 le Ministère du Travail et de la Prévoyance sociale - confié au socialiste René Viviani - chargé de promouvoir le dialogue social.

Au Congrès de Bâle de l’AIT le 24 novembre 1912, Jean Jaurès dénoncera avec vigueur, dans un discours devenu célèbre, la course à la guerre et le risque de destruction de la civilisation européenne. Il ne sera pas entendu (28). Le monde né au Congrès de Vienne de 1815 s’effondrera le 31 juillet 1914 au Café du Croissant et la Seconde Internationale sera mis en sommeil durant la Grande Guerre. Le nom d’Internationale sera ‘‘récupéré’’ cinq ans plus tard dans un autre contexte politique et avec un autre esprit que celui des créateurs de l’AIT. La suite est l’histoire d’un autre siècle.

J. M.  

 

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Notes

 

1 - Deux siècles plus tard, il en est toujours de même.

2 - Alfred de Musset, Confessions d’un enfant du siècle.

3 - Victor Hugo, Choses vues. Le 30 mars 1814 à dix heures du soir, Napoléon arriva au relais de Fromentin, dit aussi de la Cour de France, à Juvisy-sur-Orge, où il dut se résoudre à faire demi-tour et à partir pour Fontainebleau où il abdiqua. Moi aussi, chaque fois que j’y passe . . .

4 - Patrice Gueniffey, Bonaparte, Gallimard, 2013.

5 -Sept cent millions de francs, réglés en trois ans, et entretien d’une armée d’occupation de 150 000 hommes.

6 -Frère d’Adolphe Blanqui (1798-1854), l’un des pères de la pensée économique mondialisée.

7 - Procès et condamnation des Quatre sergents de La Rochelle.

8 - L’explosion en 1815 du  volcan Tambora en Indonésie recouvrit tout l’hémisphère nord d’un nuage de poussières qui fit baisser la température du globe d’une dizaine de degrés, provoquant pluies incessantes, inondations, pertes des cultures.

9 - D’où son surnom de l’Enfermé.

10 - Le général Bugeaud les réduira en massacrant les habitants d’un immeuble de la rue Transnonain. Le dessin de Daumier fera le tour du monde.

11 - Un décret impérial du  3 janvier1813 avait interdit le travail des enfants de moins de dix ans, mais dans  les mines seulement.

12 - Discours devant la Chambre des députés, 27 janvier 1848.

13 - Alexandre-Albert Martin (1815-1895), dit « l’ouvrier Albert », en fait technicien en mécanique, ami de Louis Blanc, avait été « médiatisé » par son active participation aux meetings de celui-ci.

14 - Maladie, accident, meurtre ?

15 - Louis Blanc se rendra au fort de Ham et rencontrera l’auteur.

16 - Seules quelques voix discordantes parlèrent d’une extinction du paupérisme après dix heures du soir.

17 - Selon la formule de Eric Anceau.

18 - Enrichissez-vous (‘‘par le travail et l’épargne’’, oublie-t-on d’ajouter), leur avait conseillé Guizot.

I19 - Il faut entendre bien sûr : Louis-Napoléon

20 - Il faudra attendre 1900 pour que des salariés privilégiés (le Métro parisien, les industries électriques, certaines entreprises commerciales) bénéficient de congés payés. Les deux semaines de congés payés seront généralisées et deviendront obligatoires en 1936 seulement.

21 - On comptera 900 000 affiliés aux sociétés de secours mutuel en 1870.

22 - Les cinq sous l’Empire, par A. Darimon, député, économiste, 1885.

23 - La création de syndicats sera légalisée par la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884.

24 - Rochefort et La Lanterne. Gambetta.

25 - Jusque-là, la grève était considérée comme une  rupture du contrat de travail, entrainant réembauche (ou non) et perte des avantages liés à l’ancienneté.

26 - Et notamment des socialistes allemands.

27 -Après la scission du Congrès de Tours en 1920, les socialistes français conserveront pour leur parti le sigle SFIO jusqu’au Congrès d’Epinay en 1971.

28 - Le congrès se tenait dans la cathédrale dont les cloches appelaient aux réunions les 500 délégués de 23 pays. D’où le titre du  roman de Louis Aragon, Les cloches de Bâle.

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