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Napoléon et Metternich en 1813

 

Ma biographie me fera peut-être connaître d’une manière défavorable, mais du moins elle ne sera pas ennuyeuse.

Clément-Wenceslas-Lothaire von Metternich

 

Cette communication ne devrait-elle pas plutôt s’intituler Metternich et Napoléon tant le rôle du ministre des Affaires étrangères autrichien a été crucial dans le déroulement des événements qui, de janvier à décembre 1813, ont conduit les troupes de la coalition des bords de la Vistule aux rives du Rhin et ont entrainé la dislocation du Grand Empire ?

Koutousov ne s’est pas arrêté sur le Niémen et a poursuivi en Pologne les restes de la Grande Armée dont le roi Murat, pressé de retrouver Naples, a transmis le commandement au vice-roi Eugène. Le 9 février 1813, Alexandre entre à Varsovie, mettant fin à l’épisode du Grand Duché. La Prusse, qui piaffait d’impatience de prendre sa revanche de 1806, signe le 27 février un traité d’alliance avec la Russie. Le 11 mars, Alexandre et Frédéric-Guillaume III font une entrée triomphale dans un Berlin en liesse.

Pendant ce temps et après son retour précipité à Paris - en berline et en traineau comme on le sait - Napoléon a entrepris la reconstitution de ses forces en vidant les dépôts de matériels et d’armements, en lançant la conscription de 300 000 hommes des classes 1813 et 1814, en mobilisant 100 000 gardes nationaux, et aussi en rappelant des exemptés des classes 1809 à 1812. Le remplacement des 160 000 chevaux disparus en Russie est plus difficile.

L’Autriche, dont le contingent de 30 000 hommes commandé par Schwarzenberg, a manifesté une très grande modération dans son soutien à la Grande Armée durant la campagne de Russie, se trouve dans une situation délicate depuis que le 30 janvier Schwarzenberg a conclu un armistice avec les forces russes (alors que Napoléon demandait au contraire à l’Autriche de doubler son effectif !). L’empereur François et son ministre Metternich rêvent eux aussi de revanche depuis 1809 et de récupérer un accès à l’Adriatique, mais ils se trouvent devant un dilemme : rejoindre la coalition, s’allier avec le tsar et le roi de Prusse afin d’empêcher la reconstitution d’un royaume de Pologne et  annexer la Galicie, c’est aussi courir le risque de disparition de l’Autriche, évité de justesse en 1809, en cas de retournement de la situation militaire et de rétablissement de la puissance de Napoléon. Toute la subtilité du jeu de Metternich va consister à différer le plus longtemps possible une décision qu’il pense inéluctable, tout en entretenant Napoléon dans l’illusion d’un accord possible avec son beau-père.

Il va proposer que l’Autriche joue un  rôle plus que d’arbitre, celui de médiateur armé entre les belligérants, laissant entendre que si elle ne parvient pas à conclure un accord de paix, elle rejoindra le camp des alliés. Sans écarter cette possibilité de médiation de l’Autriche, Napoléon estime nécessaire une reprise des combats et une victoire sur le terrain afin de ne pas engager des négociations de paix en position de faiblesse. La campagne de 1813 va donc se dérouler autant  sur le terrain diplomatique que sur le terrain militaire.

L’entrée en campagne

Napoléon quitte Saint-Cloud le 15 avril  et rejoint l’armée à  Erfurt. Face aux jeunes recrues de la Grande Armée à peine formées mais pleines d’enthousiasme, les forces russes, épaulées par les Prussiens mais épuisées par la campagne de 1812, subissent le 2 mai une sérieuse défaite à Lützen. Faute de cavalerie cependant, Napoléon ne peut concrétiser son succès. Le 21 mai, il vainc de nouveau Russes et Prussiens réunis à Bautzen, mais cette victoire française laisse les deux camps à bout de force. Bennigsen, qui a remplacé Koutousov décédé le 6 avril, presse Alexandre de demander une trêve pour réorganiser ses forces tandis que, parmi les maréchaux et généraux français (Berthier, Oudinot, Macdonald, etc.), se développe un fort courant en faveur de l’arrêt des combats et de la recherche d’une paix honorable.

Pendant cette première partie de la campagne, Napoléon est resté en contact avec le ministre autrichien par l’intermédiaire du comte de Narbonne-Lara qu’il a nommé son ambassadeur à Vienne. Mais il déchante en apprenant que l’Autriche pose l‘abandon des Provinces Illyriennes et des villes hanséatiques en préalable de toute négociation. S’estimant vainqueur après Bautzen, Napoléon charge alors Caulaincourt de reprendre contact avec son ami Alexandre. On s’interroge encore pour savoir jusqu’où allaient les instructions données verbalement à Caulaincourt : s’agissait-il seulement d’obtenir une trêve ou bien de préparer une rencontre des deux Empereurs qui ne se sont plus vus depuis Erfurt en 1808 ? Mais Alexandre élude poliment une rencontre directe avec Caulaincourt et ce dernier se retrouve face au général-comte Schouvalov, aide de camp du tsar, et au général prussien von Kleist pour des discussions qui conduisent, faute de mieux, à la conclusion d’un armistice jusqu’au 20 juillet. Sous la pression de Berthier et de Caulaincourt, en l’absence du boutefeu Maret qui n’a pas encore rejoint Dresde, Napoléon se laisse convaincre de signer le 5 juin cet armistice de Pleswitz qui suspend les combats jusqu’au 20 juillet et est sensé permettre l’ouverture de négociations. Il y voit surtout un délai pour reconstituer ses forces mais regrette très vite sa décision car ses adversaires vont en profiter de la même manière et rassembler des effectifs plus nombreux que les siens.

 Le 15 juin, La Russie, la Prusse et la Suède signent à Reichenbach un traité par lequel l’Angleterre s’engage à financer la guerre contre Napoléon, à condition qu’aucun accord n’intervienne sans son aval. Ainsi se met en place une coalition dont le but secret est d’amener les Alliés jusqu’à Paris, en entrainant la chute de Napoléon. Le 21 juin, le maréchal Jourdan et le roi Joseph subissent une grave défaite à Vitoria en Espagne, ce qui n’arrange rien, bien au contraire. Sans contact avec le tsar, Napoléon ne peut pas non plus se retourner vers son beau-père qui n’a aucune envie de rencontrer son gendre. Pour ne pas couper les ponts avec ses adversaires, il ne reste comme possibilité que la mise en œuvre de la médiation armée de l’Autriche, prônée par Metternich? C’est dans ce contexte politique que se situe, le 26 juin, la célèbre rencontre entre le ministre tout-puissant et l’Empereur, deux hommes qui se connaissent bien depuis l’ambassade de Metternich à Paris et son rôle dans le mariage autrichien.

Dresde, 26 juin

Napoléon a établi son quartier général à Dresde où son allié le Roi de Saxe a mis à sa disposition sa résidence d’été, la maison Marcolini. C’est là que va se jouer le sort de l’Europe : Metternich arrive à Dresde le 24 juin et, le 26, se déroule le tête-à-tête entre les deux hommes qui va durer plus de huit heures. Faute de témoin, nous n’en connaissons le déroulement que par les confidences de Napoléon à ses proches et par le compte-rendu très détaillé que Metternich en a fait à chaud à l’empereur François, puis qu’il a repris et complété dans ses Mémoires. Comme le dit un de ses biographes : « Les Mémoires de Metternich sont colorés par le sentiment de la haute estime qu’il avait de lui-même, sentiment exalté par les succès postérieurs à cette période ».  A cette réserve près, on peut néanmoins faire confiance à son récit, dont l’essentiel se trouve confirmé par celui  du secrétaire Fain qui devait avoir l’oreille collée à une porte et recueillit les réactions de Napoléon.

A posteriori, Metternich résume en quelques phrases son état d’esprit avant cette rencontre : « Tout le monde était fatigué, tout le monde aspirait au repos et à la fin de ces combats qui pendant vingt et un ans avaient inondé de sang tant de champs de bataille, désolé des Etats entiers, renversé des trônes,  couché sous le joug des républiques séculaires, et à la suite desquels les destinées de l’Europe semblaient livrées aux mains d’un seul homme ».

Avant de signer à son tour le traité de Reichenbach, Metternich souhaite explorer toutes les voies permettant d’aboutir aux mêmes buts par la voie diplomatique, en minimisant les pertes humaines et les destructions : démanteler l’Empire français et ramener la France dans des frontières raisonnables ; s’il le faut, écarter politiquement Napoléon Bonaparte, le fauteur de trouble, et doter la France d’un nouveau régime accepté à la fois par sa population et les puissances alliées.

Napoléon est parfaitement conscient que la première concession de sa part l’entrainera dans un engrenage : l’Autriche veut les Provinces Illyriennes et l’Italie, La Russie veut la Pologne, la Prusse veut la Saxe, la Suède veut  la Norvège, L’Angleterre veut la Belgique et la Hollande, dira-t-il. C’est imprégné de cette idée qu’il reçoit le chancelier.

 

La rencontre

La discussion a lieu dans la grande galerie du palais, les deux hommes debout, Napoléon avec l’épée au côté et le chapeau sous le bras. Après les civilités d’usage, Napoléon reproche vivement au ministre le double jeu, selon lui, de l’Autriche et menace de s’emparer de Vienne une troisième fois. Metternich rappelle que le seul but de l’Autriche est la recherche d’une paix durable assurant la sécurité des pays européens. Commence alors un marchandage sur les conditions d’un tel accord : retour de l’Illyrie à l’Autriche, indépendance de la Hollande et de la Belgique, abandon des protectorats sur la Confédération du Rhin et la Suisse. Napoléon s’estime victorieux et dénonce un piège dans les propos de son interlocuteur. Metternich réplique que, faute d’accord, l’Autriche pourrait rejoindre la coalition avec 250 000 hommes. Napoléon l’entraîne alors dans son cabinet de travail pour lui montrer, documents à l’appui, qu’il connaît parfaitement l’état des forces autrichiennes et leur faiblesse. De retour dans la galerie, Metternich à son tour signale que l’armée de Napoléon n’est composée que de jeunes gens et d’adolescents qu’il envoie à la mort, sacrifiant la population française.

Ces propos déclenchent la fureur de Napoléon qui laisse échapper : « Pour un homme comme moi, la vie d’un million d’hommes ne vaut pas plus que de la m . . . » et il jette son chapeau à terre [1]. Goguenard, Metternich regarde le chapeau. Napoléon insiste : « J’ai perdu 300 000 hommes en Russie, parmi eux il n’y avait pas plus de 30 000 Français . . . Quant aux autres, c’étaient des Italiens, des Polonais, des Allemands ». Metternich réplique immédiatement : « Vous oubliez, Sire, que vous parlez à un Allemand ». S’apercevant qu’il est allé trop loin et s’est fait un ennemi, Napoléon se baisse et ramasse son chapeau.

La discussion reprend et Napoléon entraîne son interlocuteur dans sa salle des cartes sur lesquelles des épingles marquent les voies conduisant vers l’Autriche. Dans une véritable crise de logorrhée, il dénonce les convoitises territoriales de ses adversaires alors qu’il n’a pas été vaincu. Hors de lui, il accuse Metternich d’avoir été personnellement soudoyé par l’Angleterre, puis déclare avoir fait une grosse bêtise en épousant une archiduchesse. Ironique, Metternich acquiesce ! Troublé, Napoléon lance : « L’empereur François ne va pas quand même détrôner sa fille ? ». Réponse : « L’Empereur connait parfaitement son devoir et il le remplira . . . Les intérêts de ses peuples auront toujours la première place dans ses pensées ». La discussion dure depuis près de huit heures, la nuit est tombée, les deux hommes sont dans la pénombre. Il faut en finir, sans rompre néanmoins. Napoléon : « Nous nous reverrons, je l’espère ! Savez-vous ce qui arrivera ? Vous ne me ferez pas la guerre ». Metternich : « Vous êtes perdu, Sire, J’en avais le pressentiment en venant ici ; maintenant que je m’en vais, j’en ai la certitude ».

 

On peut considérer que de cette entrevue dramatique découlent les événements qui marqueront les neuf mois suivants et qu’elle sonne déjà le glas du système napoléonien. Politiquement, les deux hommes ne peuvent néanmoins rester sur cet échec. Metternich s’entretient avec le duc de Bassano qui a rejoint Dresde et ils se retrouvent à trois le 30 juin pour une réunion purement technique. Ils conviennent de prolonger l’armistice jusqu’au 10 août, minuit, et dans l’intervalle de réunir un congrès le 10 juillet à Prague pour poursuivre entre agents diplomatiques des discussions sur le résultat desquelles personne ne se fait plus d’illusion sauf le Grand Ecuyer Caulaincourt, partisan convaincu de la nécessité de la recherche d’une paix honorable.

Le comportement de Napoléon durant le mois suivant est si incohérent qu’il ne peut s’expliquer que par sa volonté d’en découdre militairement jusqu’au bout, une sorte de quitte ou double où la diplomatie n’est plus qu’un moyen pour jeter le trouble dans les esprits. Il désigne comme représentants à Prague le comte de Narbonne-Lara, qui doit être rejoint par Caulaincourt muni des pouvoirs nécessaires. Pendant des jours, Caulaincourt, seul à croire en sa mission, demande à Napoléon de préciser ses marges de négociation. L’Empereur tergiverse, ne pouvant se décider à lâcher le moindre territoire.

Finalement il cède aux instances de son Grand Ecuyer, la veille de son départ pour Mayence où il a donné rendez-vous à son épouse Marie-Louise, qui vient le rejoindre depuis Paris. Caulaincourt constate le lendemain avec effarement que, dans les instructions écrites qui lui sont transmises par le duc de Bassano, Napoléon revient sur toutes les concessions qu’il avait admises.  Napoléon est injoignable et le congrès ne peut s’ouvrir dans ces conditions. Au retour de Napoléon, Caulaincourt revient à la charge et le Congrès s’ouvre enfin le 29 juillet : les alliés déclarent, sans doute avec une certaine mauvaise foi, que les pouvoirs remis par Narbonne et Caulaincourt ne sont pas conformes aux usages diplomatiques et sont donc invalides, puis que le débat ne peut s’ouvrir puisque Caulaincourt n’est porteur d’aucune nouvelle proposition. Le temps passe, les jours s’écoulent. Caulaincourt adresse à Napoléon un message angoissé, que celui-ci reçoit le 9 août : « De grâce, Sire, mettez dans la balance de la paix toutes les chances de la guerre ; voyez l’irritation des esprits, l’état de l’Allemagne dès que l’Autriche se déclarera, la lassitude de la France, son noble dévouement, ses sacrifices après les désastres de Russie ; écoutez tous les vœux qu’on fait dans cette France pour la paix, ceux de vos fidèles serviteurs, des vrais Français qui, comme moi, doivent vous dire qu’il faut calmer la fièvre européenne ».

Napoléon attend le lendemain pour envoyer une réponse où il accepte enfin d’ouvrir la négociation sur la dislocation du duché de Varsovie, le rétablissement d’Hambourg et de Lubeck en villes libres, le rétablissement de la Prusse dans ses frontières de 1805, la dissolution de la Confédération du Rhin et l’abandon des Provinces Illyriennes. Jusqu’à minuit, Metternich et les plénipotentiaires alliés attendent. Au douzième coup de l’horloge, ils déclarent la fin de l’armistice. Quand Caulaincourt se présente le lendemain avec le message qu’il a enfin reçu, il s’entend dire que le congrès est terminé. Il tente sans succès de fléchir le tsar en faisant appel à l’amitié du grand maréchal Tolstoï et ne reçoit qu’une réponse polie.

 

Les bases de Francfort

Les combats reprennent dès le 14 août jusqu’à la déroute de Leipzig le 18 octobre, malgré un succès sans lendemain à Dresde. La Grande Armée bat en retraite jusqu’au Rhin et Napoléon regagne Saint-Cloud le 9 novembre. C’est alors que Metternich, encore lui, met en place un plan assez machiavélique qui va jouer un rôle important durant les quatre derniers mois de l’Empire en mêlant simultanément opérations militaires et tentatives de négociation et en jetant ainsi le trouble sur les buts de guerre des belligérants.

Le comte de Saint-Aignan, haut commissaire de France à Weimar, est fait prisonnier par les Alliés. Or il est le beau-frère de Caulaincourt, que l’on sait fort partisan de la paix. Saint-Aignan est amené à Francfort où il rencontre Metternich en présence du comte de Nesselrode et de lord Aberdeen. Ceux-ci l’informent que les Alliés seraient disposés à maintenir Napoléon sur le trône de France en reconnaissant à celle-ci les frontières naturelles acquises sous la Révolution. Saint-Aignan est envoyé à Paris, porteur de ses propositions verbales dites « les bases de Francfort ». Fin connaisseur de l’esprit des Français et de leur désir de paix, Metternich ne doute pas de l’accueil favorable que vont recevoir ces propositions et, pour faire bonne mesure, il les fait diffuser dans l’Est de la France et à Paris « par tous les moyens en notre pouvoir », comme il le dira avec tact.

Effectivement, les bases de Francfort déclenchent à Paris un grand mouvement d’espoir chez tous les partisans de la paix. N’osant faire directement à l’Empereur le reproche d’être un boutefeu, ils en accusent le duc de Bassano. Pour satisfaire l’opinion, Napoléon démet Maret de ses fonctions de ministre des Relations extérieures [2] et nomme à ce poste Caulaincourt, comme d’ailleurs il en avait manifesté l’intention à plusieurs reprises, et malgré les réticences de l’intéressé.

La tenue d’un congrès sur les bases de Francfort, programmé à l’initiative de Metternich et du tsar malgré la désapprobation de lord Castlereagh  et du roi de Prusse, donnera lieu en février et mars 1814 aux palinodies de Châtillon-sur-Seine où, durant la campagne de France, Napoléon, après chaque défaite, acceptera d’ouvrir une négociation pour tout annuler dès qu’il sera de nouveau victorieux, au désespoir de ce pauvre Caulaincourt, balloté d’ordre en contrordre. Mais ceci est une autre page d’histoire.

 

© Jacques Macé

 

 

[1] Metternich a transcrit cette phrase ainsi dans ses Mémoires : « J’ai grandi sur les champs de bataille et  un homme comme moi se soucie peu de la vie d’un million d’hommes », ajoutant en note : « Je n’ose pas répéter ici l’expression bien plus crue dont se servit Napoléon ».

 

[2]  Bien avant la découverte de l’électricité, Napoléon connaissait le principe du fusible.

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