top of page

DANS LES COULISSES DE LONGWOOD

avec Alexandre  Pierron,  maître d’hôtel de l’Empereur

 

En ce début de l’année 1818, les événements marquants se succèdent à Longwood. Le 26 janvier, la comtesse de Montholon donne le jour à une fillette dont le général Gourgaud et la comtesse Bertrand étudient attentivement les traits. Le 28, Gourgaud, dont l’animosité envers Montholon n’a cessé de croître durant toute l’année 1817, provoque son adversaire en duel. L’Empereur s’y oppose, tente sans succès de calmer Gourgaud puis l’invite à quitter Longwood. Le 13 février, le général Gourgaud fait ses bagages et est accueilli à bras ouverts par les Anglais. Il s’embarquera pour l’Angleterre le 14 mars. Mais, entre-temps, le maître d’hôtel Cipriani, informateur secret de l’Empereur et peut-être agent double, est atteint de violentes douleurs abdominales et décède le 27 février.

 

Si les besoins essentiels de Longwood, financés par la Grande-Bretagne, étaient satisfaits par l’entremise de William Balcombe, agent commercial de la Compagnie des Indes, des approvisionnements complémentaires étaient achetés sur le marché local par Cipriani, qui descendait chaque semaine à Jamestown à cet effet et en profitait pour entretenir de judicieux contacts. Au décès de ce dernier, le chef d’office Jean-Baptiste Pierron est nommé maître d’hôtel, ses gages passent de 3600 à 4800 francs et il est chargé d’effectuer les achats directs, payés sur la caisse de Longwood[1]. Un autre changement intervient alors car Balcombe, en délicatesse avec le gouverneur, rentre à Londres et l’approvisionnements principal de l’établissement de Longwood est retiré à la Compagnie des Indes et confié à l’intendance militaire, placée sous la direction du commissaire Ibbetson.

 

Le cahier de Pierron

A partir d’avril 1818, un partage des tâches se met en place. Ibbetson fournit la viande de bœuf, le pain, le riz, le vin et les alcools, le savon, les légumes secs et les ingrédients culinaires, mais les produits frais (légumes verts, œufs, fruits) et les produits plus recherchés (fruits confits, agneau, pigeons et poulets, sirops, etc.) sont achetés par Pierron chez le juif Solomon[2] et sur le marché de Jamestown.  Pierron ouvre donc un cahier dans lequel il enregistre ses achats avec leurs montants. Ce cahier est arrêté chaque fin de mois, parfois visé par Montholon ou Napoléon lui-même, et Pierron reçoit du grand-maréchal la somme lui permettant de régler ses créanciers.

 

Le cahier de Pierron est tenu en livres sterling, shillings et pence et, pour en présenter la synthèse, nous avons converti les montants y figurant en francs[3], au taux de 24 francs pour une livre habituellement utilisé à Sainte-Hélène : 

 

 

 1818

         £       

      1818

          F

     1819          

        £ 

1819   

    F   

     1820

        £

1820

   F

1821

     £

1821

F

Janvier

 

 

55 £ 2 - 6

1323,0

37 £ 1 - 1

889,3

32 £ 1 - 10

770,2

Février

29 £ 7 - 6

705,0

33 £ 1 - 6

793,8

60 £ 11 - 4

1453,6

34 £ 2 - 8

819,2

Mars

48 £ 17 – 9

1173,3

54 £ 5 - 3

1302,3

83 £ 0- 9

1992,9

67 £ 12

1622,4

Avril

74 £ 19

1798,8

38 £ 19 - 9

935,7

91 £ - 9 -11

2195,9

41 £ 18

1005,6

Mai

145 £

3480,0

39 £ 9

946,8

47 £ 9

1138,8

 

 

Juin

118 £ 14 - 10

2849,8

59 £

1416,0

21 £ 5

510,0

 

 

Juillet

39 £ 2 -1

938,5

33 £  9

802,8

71 £ 1

1705 ,2

 

 

Août

63 £ 0 -6

1512,6

28 £ 10

684,0

26 £ 3 - 6

628,2

 

 

Septembre

28 £ 8 - 9

682,5

40 £ 2

962,4

41 £ 6 - 1

991,3

 

 

Octobre

38 £ 10 - 6

924,6

20 £ 0 - 6

480,6

49 £ 3

1179,6

 

 

Novembre

42 £ 12 - 9

1023,3

28 £ 3- 1

675,7

60 £ 8 - 7

1450,3

 

 

Décembre

112 £ 14 - 9

2705,7

41 £ 15 - 4

1002,4

21 £ 13 - 6

520,2

 

 

Total

741 £ 8 - 5

17794,1

471 £ 17-11

11325,5

610 £ 12-9

14655,3

175 £ 14 -6

4217,4

Moyenne

mensuelle

 

67,5

 

1618

 

39,5

 

944

 

51

 

1221

 

44

 

1054

 

 

Commentaire

Le cahier de Pierron ne couvre qu’une durée de trois ans et un montant de 48 000 francs sur les 435 000 francs de dépenses enregistrées par le grand-maréchal Bertrand pendant la même période. Mais sur ce montant de 435 000 francs,  220 000 sont relatifs aux appointements des officiers et aux gages des domestiques[1]. Les dépenses courantes se s’élèvent donc qu’à 215 000 francs dont 100 000 sont imputés par Bertrand aux dépenses personnelles de l’Empereur et 115 000 aux frais de maison et dépenses extraordinaires. Les 48 000 francs de Pierron doivent donc être comparés à ces 115 000 francs et donnent le détail de plus de 40 % des petites dépenses de Longwood. L’examen des rubriques permet une plongée dans la vie de l’office.

 

Une quinzaine de Chinois étaient employés à Longwood House et rétribués une livre par personne et par mois. Jusqu’en juin 1818, Pierron règle les six Chinois affectés à l’office et à l’argenterie. Puis, après le départ du cuisinier Lepage, Pierron récupère en plus de ses autres fonctions la gestion de la cuisine et il verse chaque mois leur rétribution à douze à seize assistants chinois. Il descend quatre à cinq fois par mois au marché de Jamestown et donne chaque fois 5 shillings (6 francs) au soldat anglais qui l’accompagne pour qu’il aille au pub et le laisse tranquillement vaquer à ses affaires. Il donne aussi 2 shillings pour faire garder et soigner son cheval.

Certains mois, Pierron ouvre une ligne « dépenses extraordinaires en ville » pour un montant non négligeable de 3 à 6 £. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’il s’agit de gratifications données aux marins et voyageurs acceptant de se charger de correspondances clandestines.

Les dépenses domestiques de Pierron peuvent se classer en trois grandes rubriques : les achats alimentaires, le renouvellement des objets de la vie courante et l’approvisionnement de rames de papier[2]. On voit aussi apparaître fin 1819, au moment où Napoléon se livre intensément au jardinage, des investissements en outils de jardins, puis en planches, chevrons et outils de menuiserie lors de la rénovation de l’appartement impérial.

On remarque enfin que Pierron, s’il sait écrire, utilise une orthographe très personnelle qui donne parfois à son cahier un style surréaliste : cela va des bocots d’olives aux flaquons d’essence de rose, des pères de tenailles aux amandes à mère, d’une douzenne de tasses et secoups à une petite cérure pour l’office, etc. Sur la page de garde, Pierron a écrit : « A l’île de St-hélène, Dépense de l’anée 1818 », mais le registre se poursuit jusqu’en avril 1821.

 

Les achats alimentaires

Des produits reviennent tous les mois sur la liste, tels les œufs dont la consommation est très importante, les pommes de terre, les pêches, les citrons, les abricots ou le raisin, le cresson. Mais, pour les produits d’importation, Pierron surveille les arrivages et achète en grosses quantités pour disposer de stocks[3], qu’il s’agisse du porc et des jambons, du vermicelle, du fromage de Hollande, des pots de confitures, des olives, de la moutarde ou des cornichons. Ainsi, quand l’occasion se présente, il achète pour 11 £ de café, pour 22 £ de fruits confits et de dragées fines, une moitié de porc où un baril de beurre. Pour changer du sempiternel corned-beef anglais, il achète chaque mois un ou plusieurs dindons, des pigeons ou des poulets. Un agneau, des canards viennent parfois améliorer l’ordinaire, tandis qu’une chèvre est acquise pour la fourniture de lait.

Au mois de juillet 1820, Pierron dépense 3 £ pour acheter ‘‘un sac de graines pour les oiseaux’’, ce qui semble logique puisque Napoléon vient de faire construire une grande volière par un menuisier chinois[4].

 

La vaisselle et le matériel de cuisine

L’office et la cuisine de Longwood devaient nourrir chaque jour une trentaine de personnes. Les pertes et la casse étaient assez importantes et, d’avril à juin 1818,  Pierron dépense quelque 1 100 francs pour renouveler le matériel :

 

 

Matériel acheté

Montant (Francs)

Avril 1818

12 carafes, 6 salières, 1 douzaine d’assiettes, 1 douzaine de tasses ordinaires, 1 moulin à café, 1 grasson de fer blanc

 

388

Mai 1818

1 poêle à frire, 2 tire-bouchons, 1 huilier, 6 casseroles de fer blanc, 1 salière de cuisine, 8 brosses pour l’argenterie

 

137

Juin 1818

6 douzaines de couteaux et fourchettes, 4 douzaines de verres de table, 1 brosse

 

556

Juillet 1818

2 petites serrures pour l’office, 2 pelles et 2 râteaux pour M. Noverraz, 2 ballets de crin

 

72

Août 1818

1 bouilloire

14

Septembre 1818

6 brosses pour l’argenterie, ficelle, plomb pour l’argenterie, 9 éponges, 5 yards de toile verte

 

86

Octobre 1818

Colle forte, 2 moules à biscuit

66

Novembre 1818

1 douzaine de tasses et soucoupes, 1 sucrier, 1 moulin à poivre, 9 miroirs, 2 théières, 1 couteau de cuisine

 

157

Décembre 1818

4 théières, 6 pots de nuit, 4 cuillers à moutarde, 2 paires de ciseaux

 

118

Janvier 1819

3 pots à lait

9

Avril 1819

12 tamis, 2 entonnoirs, 1 fût de laiton

71

Mai 1819

6 brosses pour l’argenterie

25

Juin 1819

8 bassines

72

Juillet 1819

1 douzaine de verres

33

Janvier 1820

2 casseroles de fer blanc, 1 entonnoir, 2 brosses

21

Avril 1820

2 douzaine de verres de table

50

Mai 1820

4 coupes et 2 vases en porcelaine, 2 tire-bouchons

284

Juin 1820

6 coquetiers et porte-coquetiers en plaqué avec six cuillers d’argent

 

60

Novembre 1820

6 briques à nettoyer et aiguiser les couteaux

18

Décembre 1820

6 verres de cristal, 12 verres à quinquet, 150 bouchons[1]

61

 

Feuilles de papier et divers

En mars 1818, Pierron achète une ‘‘rame de papier[1]’’ d’un coût de 3 £ 10 sh.. Il s’agit vraisemblablement du papier de luxe filigrané utilisé pour les correspondances et les documents officiels, tel le testament de l’Empereur en 1821. Jusqu’en mai 1819, il achète également en plusieurs fois un total de 28 mains de ‘‘papier d’office’’, au coût unitaire de 4 shillings. C’est ce papier plus ordinaire qui devait servir à prendre les dictées de l’Empereur. L’arrêt des achats de papier mi-1819 confirme la décroissance de l’activité d’historien de Napoléon qui se consacre alors au jardinage puis tombe gravement malade.

Plus anecdotique est l’achat en juillet 1818 de ‘’14 mouchoirs pour les Chinois de cuisine et d’office’’ (à 5 shillings pièce[2]). S’agissait-il de leur faire abandonner la détestable habitude chinoise, qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours,  de se moucher et de cracher par terre[3] ?

Enfin la dernière dépense importante faite par Pierron est en mars 1821 l’achat d’un ‘‘équipage de dame’’ pour un montant de 18 £ : il ne peut s’agir que d’une selle pour le petit cheval offert par Napoléon à Arthur Bertrand âgé de 4 ans[4].

 

Contrôle impérial

La plupart des pages du cahier portent un total arrêté par Pierron lui-même, mais quelques-unes comportent en plus le visa de Montholon. Cependant, de janvier à juin 1819, les comptes sont contrôlés par Napoléon en personne qui porte au crayon en bas de page des annotations en tous sens pour convertir les livres en francs et se livrer à des récapitulatifs. Pierron entourera ces calculs d’un épais trait noir, accompagné de la mention : « chiffres au crayon tracés de la main de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène – Pierron, maître d’hôtel à Sainte-Hélène ». Néanmoins, ce brave Pierron n’a pas remarqué qu’en juin 1819 Napoléon pose sur le papier l’opération suivante :     

 

    59 £

 x 24

     236

  118

    1316

(ce qui s’appelle manquer de retenue[1] !)

 

Les grands travaux de Napoléon à Longwood

On sait qu’à partir de fin 1819 Napoléon s’est consacré à des travaux de jardinage qui ont transformé les abords de Longwood et que, peu après, ses serviteurs ont entrepris la rénovation de sa chambre et de son cabinet de travail. On retrouve la trace de ces travaux dans les dépenses de Pierron. En décembre 1819 et janvier 1820, Pierron approvisionne quatre pioches, quatre râteaux, quatre arrosoirs, deux hachettes, une cisaille et une paire de tenailles ; il fait l’acquisition d’une citerne[1] (25 £) pour recueillir les eaux de pluie et de cinquante-six yards de tuyau de plomb (12 £). A partir de janvier 1820, il achète deux marteaux, quatre vrilles, un compas, un rabot, trois ciseaux de menuisier. A haute cadence jusqu’en juillet 1820 puis plus modérément jusqu’en février 1821, se succèdent des achats de planches d’acajou, de vis, de clous, de charnières, de petites serrures, de poignées de cuivre et de boutons de porte, de barils de peinture verte. On observe également la facturation de 60 yards de canevas[2] en août 1820 et à nouveau de 80 yards en janvier 1821.

Et enfin Pierron commande en grandes quantités des simples dilles et des doubles dilles. Pendant un an, ces rubriques reviennent chaque mois dans son cahier. De quoi peut-il s’agir ? Tout simplement de poutres ou planches en bois car ces pièces de menuiserie se nomment deal en anglais, mot que Pierron retranscrit phonétiquement[3]. Chez Solomon, les deals étaient vendus en deux dimensions, d’où les simples et les doubles !

 

De Pierron à Sacha Guitry et à aujourd’hui

L’annexe ci-jointe conte la vie de Pierron après son retour de Sainte-Hélène, jusque ce qu’il se retrouve en 1876 le dernier survivant des compagnons de l’Empereur, sans descendance directe. Sa nièce Aglaé Joséphine Dida hérite, entre autres souvenirs,  du coffret en palissandre. contenant ses papiers personnels. On ne sait ce que ceux-ci deviennent jusqu’à ce que, au milieu du XXe siècle, le cahier de Pierron, maintenant doté d’une couverture de basane brune au N d’or, soit localisé dans la bibliothèque de l’auteur dramatique et acteur Sacha Guitry, dont les riches collections historiques, littéraires et artistiques sont dispersées dans les années 1970. Le cahier réapparaît dans une vente de souvenirs napoléoniens à l’hôtel Drouot le 16 décembre 1992. Mis à prix 15 000 francs, adjugé 35 000, il fait l’objet d’une préemption des Archives nationales. Devenu élément du patrimoine national, répertorié, mais un peu oublié, il est classé dans un carton intitulé Epaves des papiers la famille Bonaparte[4] où un heureux hasard nous a offert le plaisir et l’émotion d’en prendre connaissance[5].

 

© Jacques Macé

 


ANNEXE

Alexandre Jean Baptiste Pierron

ancien maître d’hôtel de l’Empereur Napoléon 1er aux îles d’Elbe et Sainte-Hélène

membre de la mission de Sainte-Hélène en 1840

chevalier de l’Ordre impérial de la Légion d’honneur

 

Ainsi signait sur les actes notariés  un vieillard qui vivait en 1876 dans le quartier de la gare Saint-Lazare à Paris. Dans la notice biographique que nous lui avons consacrée dans le Dictionnaire historique de Sainte-Hélène (Editions Tallandier, 2004), nous avons dévoilé quelques épisodes inédits de la vie de ce personnage longtemps négligé par les historiens de la Captivité. La découverte de son ‘‘cahier de comptes’’ nous a incité à reprendre à son sjet des recherches qui se sont révélées fructueuses. Elles complètent et éclairent la connaissance de ce serviteur dévoué, moins médiatisé que son ami Ali, mais tout aussi attachant par son honnêteté, sa sensibilité et sa fidélité.

Alexandre Jean Baptiste Pierron naît le 19 décembre 1790 et est baptisé le lendemain dans l’église Sainte-Madeleine à Paris. Son père Jacques Pierron est marchand de vin dans ce quartier. Il entre à l’âge de 17 ans dans la maison impériale avec l’emploi d’aide officier de bouche. Il y acquiert une réputation de confiseur hors-pair. Chargé des approvisionnements de bouche et de la confection des desserts aux Tuileries, il participe à plusieurs campagnes et, à Fontainebleau en avril 1814, il est nommé chef d’office en l’absence du chef Totain. A ce titre, il accompagne Napoléon à l’île d’Elbe, mais durant les Cent Jours se retrouve sous les ordres de Totain qui a repris sa place aux Tuileries. Tous deux suivent Napoléon à Rochefort, puis sur le Bellerophon mais, à Plymouth, Totain refuse de s’embarquer pour Sainte-Hélène et Pierron redevient chef d’office, poste qu’il occupera jusqu’à la fin de la captivité.

Pendant les deux premières années à Longwood, Pierron gère consciencieusement l’office tandis que les approvisionnements sont confiés au maître d’hôtel Cipriani, qui trouve ainsi de multiples raisons pour se rendre à Jamestown. En juin 1816, le cuisinier Lepage, dont les exilés se plaignent du peu de compétence culinaire, se blesse à la main et devient indisponible. Pierron assure l’intérim avec l’aide de deux Chinois, jusqu’à l’arrivée de Catherine Sablon, la cuisinière de Plantation House prêtée par Hudson Lowe. En février 1818, Cipriani décède. Pierron assure alors la double fonction de chef d’office et de maître d’hôtel, et même en plus celle de chef cuisinier après le départ de Lepage et de Catherine Sablon en mai 1818. C’est donc avec soulagement que Pierron voit, en septembre 1819, l’arrivée des renforts envoyés enfin par le cardinal Fesch : le cuisinier Chandelier et le maître d’hôtel Coursot. Dans la fonction de chef d’office qu’il conserve, Pierron est chargé des missions de ravitaillement à Jamestown. Enfin, son nom[1] apparaît dans l’histoire de la captivité lorsque Napoléon, sur son lit de souffrances, l’interroge sur ce qui se dit et se fait en ville.

Pierron bénéficie de deux legs dans le Testament de l’Empereur, l’un de 100 000  et le second de 35 000 francs.  Il assiste au décès, à l’autopsie et participe aux funérailles de Napoléon, mais retombe dans l’anonymat à son retour en France.

Après les longs démêlés de l’exécution du testament impérial, Alexandre Pierron se retrouve en 1827 à la tête d’un capital de 94 721 francs qu’il va gérer d’une manière très sage[2] et qui va lui permettre de mener pendant un demi-siècle la vie d’un propriétaire-rentier. Le 3 janvier 1829, Pierron achète au prix de 90 000 francs un immeuble situé à Paris, 29 rue de la Ferme des Mathurins, dans le quartier de la Madeleine où il a passé son enfance[3]. Cet immeuble comporte trois boutiques en rez-de-chaussée, une entresol, deux étages et des combles. Pierron se réserve un appartement dans l’immeuble  et  aura jusqu’à onze locataires[4]. Il a fait une bonne affaire puisqu’à sa mort l’immeuble sera estimé 227 000 francs et lui assurait un revenu brut de 13 800 francs par an, après impôts[5]. Célibataire, il n’a pour famille que sa sœur Aglaé Pierron qui a épousé un nommé Jean Dominique Prosper Beaudounet et qui a une fille unique prénommée Aglaé Joséphine[6]. Dès les années 1830 semble-t-il, Pierron réside également (l’été) à Fontainebleau où le château lui rappelle tant de souvenirs et d’où il peut facilement aller à Sens retrouver son ami Saint-Denis (Ali) et parler de Sainte-Hélène.

C’est donc très unis et en partageant leurs émotions que  Saint-Denis et Pierron, recommandés par les généraux Bertrand et Gourgaud, s’embarquent pour Sainte-Hélène et en ramènent la dépouille de l’Empereur. Même s’ils ne sont traités qu’en subalternes[7], le 15 décembre 1840 est certainement le plus beau jour de leurs existences.

Alexandre Pierron a 51 ans quand il décide enfin de rompre son célibat. Il épouse à Paris le 17 février 1842 Virginie Adrienne Massot, jeune célibataire parisienne dont les parents sont décédés et qui est mère d’une fillette prénommée Eugénie. Quelque temps plus tard, le couple et l’enfant s’installent à Fontainebleau et l’immeuble de la ferme des Mathurins est entièrement loué. Seconde République, Second Empire : enthousiaste, Pierron ajoute un portrait de Napoléon III aux trois portraits de Napoléon 1er et au portrait du roi de Rome qui ornent déjà son salon. Joies et peines se succèdent : en 1854, Napoléon III décerne la croix de la Légion d’honneur à Saint-Denis et Pierron ; lors de la liquidation définitive du testament de l’Empereur, l’un et l’autre touchent encore un ‘‘rappel’’ de 34 279 francs ; mais Saint-Denis décède à Sens deux ans plus tard et Pierron perd son meilleur ami. Son cercle familial s’agrandit : sa nièce Joséphine Beaudounet épouse un nommé Joseph Nicolas Dida, dont elle a un fils, et Eugénie Massot, l’enfant qu’il a élevé, épouse un monsieur Lemaire et donne naissance à un fils dont Pierron est le parrain et que l’on prénomme Alexandre[8].

A Fontainebleau en 1862, Pierron âgé maintenant de 72 ans songe à sa fin et rédige son testament. Étant marié sous le régime de la ‘‘non-communauté de biens’’,  il lègue son immeuble parisien à sa sœur à charge pour celle-ci de servir à son épouse Virginie, et à défaut à sa fille Eugénie Lemaire, une rente annuelle de 5 000 francs, représentant environ la moitié du montant des loyers. Nouvelle invasion de la France et nouveaux drames en 1870-1871. Après la tourmente, Alexandre et Virginie Pierron reviennent habiter à Paris, non dans l’immeuble de la Ferme des Mathurins, loué en totalité, mais dans un appartement en location , 47 rue de la Rochefoucault[9]. C’est là qu’il va finir ses jours.

Quand ses jambes le lui permettent, il se rend jusqu’aux Invalides où il s’accoude à la balustrade de la crypte et se penche sur le sarcophage de l’Empereur en revivant son passé : avoir vécu sous deux Napoléon et se retrouver sous Mac Mahon ! Puis il rentre chez lui et feuillette son cahier de Sainte-Hélène : chaque ligne, chaque dépense lui rappelle un fait, un incident. Il est seul à savoir qui lui a demandé en mai 1818 d’acheter pour 16 shillings de « roses fraîches pour la table de S.M. ». Il se souvient de sa satisfaction en décembre 18 d’avoir pu se procurer un agneau pour le gigot du Premier de l’An et six pots de nuit qui faisaient défaut. Qui lui avait donc demandé en février 19 de ramener un jeu d’échecs ? Les officiers avaient leurs propres jeux en ivoire et celui-là n’avait coûté que 2 £ 10 sh. Tiens, il ne s’en souvenait plus, il avait en août 19 acheté un artifice[10] (5 £) et des fleurs artificielles (2 £) pour la fête de l’Empereur. De nouveau quatre bouquets de fleurs artificielles en août 1820, avec un flacon d’essence de menthe, un d’essence de bergamote et deux bouteilles de Porto. Et en novembre 1820 un baril de vin de Constance[11], ce vin liquoreux si apprécié de l’Empereur : 20 £ 10 sh. ! Enfin, février 1821, 2 £ pour « racomodage du lit de S.M. l’Emp. », ce lit où  . . . Il referme son cahier.

Pierron fréquente peu son ancien collègue le comte Louis Marchand mais quand ce dernier décède en juin 1876, il est très peiné et réalise qu’il est maintenant le dernier survivant des Français qui ont vécu l’aventure de Sainte-Hélène. Sa sœur décède en septembre de la même année et sa nièce devient son héritière. Il ajoute alors un codicille à son testament pour annuler la rente à verser à son épouse et la remplacer par le versement d’un capital de 50 000 francs, garanti par une hypothèque sur son immeuble. Alexandre Jean Baptiste Pierron décède le 7 décembre 1876 et, selon son vœu, est inhumé modestement dans son caveau de famille au cimetière Montmartre.

Sa veuve est légataire des biens mobiliers du ménage estimés à 2980 francs, tandis que sa nièce hérite de l’immeuble, à charge de verser 50 000 francs à la première. Toutefois, les souvenirs à caractère historique sont légués à la nièce, madame Dida : deux volumes reliés offerts par M. le comte de Las Cases (prisés 10 fr.), une petite pendule à colonnes (50 fr.), le portrait à l’huile de M. Pierron (20 fr.), un petit cadre contenant ‘‘une petite croix en or ayant été portée par Napoléon 1er et une mèche de cheveux de l’Empereur, entourés de feuilles de saule’’ (5 fr.),  le masque en plâtre bronzé de l’Empereur, d’Antommarchi (1 fr.),  un ‘‘lot de débris du cercueil du tombeau de l’Empereur Napoléon 1er’’ (20 fr.), ainsi qu’un ‘‘coffret en palissandre  avec tous les papiers qu’il contient’’ (10 fr.)[12]. Est-ce dans ce coffret que se trouvait le cahier de Sainte-Hélène dont on ne trouve aucune mention par ailleurs ? Petit mystère de l’histoire . . .

 

© Jacques Macé

 


[1] Pierron est toujours cité sous son patronyme, si bien que l’on ignore si son prénom usuel était Jean-Baptiste ou Alexandre. Nous verront plus tard que c’était Alexandre.

[2]  A l’inverse d’un Montholon !

[3] La ferme des Mathurins se trouvait sur l’emplacement de l’actuel magasin du Printemps. En 1823, les frères Godot de Mauroy percent sur leurs terrains deux voies allant de la ferme à la rue Basse du Rempart (aujourd’hui boulevard de la Madeleine). L’une s’appelle rue Godot de Mauroy et l’autre rue de la Ferme des Mathurins. Cette dernière est devenue en 1881 la rue Vignon, du nom de l’architecte de la nouvelle église de la Madeleine.

[4] L’immeuble de Pierron a son adresse principale rue de la Ferme des Mathurins mais doit également avoir un accès à l’arrière sur la rue Tronchet, car il paye la taxe de balayage pour les deux rues.

[5] A son décès, Pierron paie annuellement 991, 93 fr. d’impôt foncier, 185,37 fr. de contribution mobilière et 85, 50 fr. de taxe de balayage.

[6] Pierron a eu également un frère qu’il évoque dans son testament mais celui-ci est décédé encore jeune et sans descendance.

[7] Voir Mameluck Ali, Journal inédit du Retour des Cendres, édition établie par Jacques Jourquin, et Georges Poisson, L’Aventure du Retour des Cendres,  Bibliothèque napoléonienne Tallandier, 2003 et 2004.

[8] Dans son testament, Pierron léguera sa montre et sa chaîne de montre à ‘‘Alexandre Lemaire, mon filleul’’.  Cette formulation permet d’affirmer que son prénom usuel était Alexandre.

[9]  Pierron vient habiter dans le triangle formé par l’église  de La Trinité, la place Saint-Georges et l’église Notre-Dame de Lorette. Ce quartier, dit La Nouvelle Athène, a été loti sous l’Empire et la Restauration . De nombreux dignitaires et personnages de l’Empire y ont investi et y ont vécu, du tragédien Talma au duc de Bassano et bien d’autres.

[10] Compte-tenu du prix élevé, de quoi s’agit-il ? Certainement pas de feux d’artifice !

[11] Les deux barils envoyés depuis Le Cap par Las Cases en 1817 avaient été consommés.

[12] Si la montre et la chaîne léguées à Alexandre Lemaire figurent bien à l’inventaire, le notaire n’a pu retrouver une tabatière en or ornée du portrait de l’Empereur et une tasse en argent ayant appartenu au père de Pierron, objets cités dans le testament et légués à madame Dida.


[1] Qu’il nomme tonnau cuve.

[2] Grosse toile destinée vraisemblablement à recouvrir les murs de certaines pièces. Le satin tuyauté mis en place dans l’appartement de l’Empereur a dû être approvisionné directement auprès du tapissier Darling et ne figure pas dans les dépenses de Pierron.

[3] Pierron inventeur du franglais ! Sa phonétique peut néanmoins être utile : ainsi il écrit en mars 1818 avoir réglé les dépenses arriérées de M. Siprien. Nous avons donc tort de prononcer Ci-pri-a-ni.

[4] A.N., cote 176 AP1.

[5] A l’occasion des recherches pour la publication de la Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Fondation Napoléon et éditions Fayard.


[1] Le résultat exact est 1416 !


[1] Qu’il écrit ramme .

[2] Compte-tenu du prix, on peut supposer qu’il s’agit plutôt de 14 douzaines de mouchoirs.

[3] On imagine bien Napoléon visitant les cuisines et s’exclamant : « Mais c’est dégu . . .  ici ! Que Pierron leur achète des mouchoirs. »

[4] Le cahier de Pierron s’interrompt fin avril 1821. Aucune dépense relative aux obsèques de l’Empereur n’y figure donc. Devançons d’autre part une question qui sera immanquablement posée et indiquons qu’aucun achat d’arsenic ou de mort-aux-rats n’est effectué par Pierron. Mais, bien sûr, Cipriani a pu en acheter avant 1818.


[1] Le mois précédent, Pierron a fait l’acquisition d’un baril de vin de Constance : un achat explique l’autre.


[1] Voir Jacques Macé, Dictionnaire historique de Sainte-Hélène, Taillandier, 2004, page 192.

[2] Car on écrit beaucoup à Longwood !

[3] En 1816 et 1817, les plaintes sur la pénurie et la mauvaise qualité des vivres sont permanentes dans les écrits de Longwood. A partir de 1818, elles deviennent très rares. Ce changement est-il imputable à la gestion de Pierron, plus professionnelle que celle de Cipriani, ou à l’efficacité du commissaire Ibbetson ? Vraisemblablement aux deux.

[4] Ramenée par le général Bertrand en 1840, la volière de Longwood se trouve au musée de Châteauroux. Mais, grâce à un mécène, une réplique en a été mise en place à Longwood en 2004.


[1] Belle promotion pour ce jeune homme tranquille et effacé. Né à Paris en 1790, excellent confiseur, il devient à dix-sept ans aide d’office aux Tuileries. La défection du chef d’office Totain, qui refuse de suivre Napoléon en exil, le propulse à la fonction d’officier de bouche à l’île d’Elbe, puis à Sainte-Hélène.

[2] Les frères Solomon tenaient la ‘‘grande surface’’ de Jamestown, à la fois épicerie, droguerie, quincaillerie.

[3] Rappelons à ceux de nos lecteurs qui n’ont connu les plages de Brighton et les petites Anglaises qu’après la  réforme monétaire de 1971 que la livre sterling se divisait précédemment en vingt shillings et le shilling en douze pence.

bottom of page