Jacques Macé
Mes histoires, napoléoniennes et autres
1812, la Campagne de Russie, effroyable tragédie
Partie 2/2 : de Moscou à Paris
6 - De Moscou à Smolensk : 19 octobre – 9 novembre
Le 18 octobre, Napoléon prend la décision d’abandonner Moscou. Il ne s’agit alors dans son esprit que de prendre ses quartiers d’hiver dans une région au climat plus clément, tout en se rapprochant de ses bases. D’énormes approvisionnements ont été rassemblés à Minsk et dans ses environs. Le sort va en décider autrement car Koutousov n’a pas l’intention de lâcher prise.
L’armée n’avait prévu aucun équipement d’hiver, les soldats n’avaient reçu que des vêtements de toile mais les plus malins se procurent des fourrures, des pelisses, des bottes fourrées. C’est dans d’étranges accoutrements, bien loin des superbes uniformes de leur arrivée, que 105 000 hommes suivis de centaines de voitures chargées des produits de leurs rapines prennent la route de Kalouga, au sud-ouest de Moscou. Napoléon a laissé en arrière-garde le maréchal Mortier chargé de faire sauter les tours, murailles et palais du Kremlin après l’évacuation complète de la ville : les cinq explosions s’entendront à plusieurs dizaines de kilomètres. Les étrangers résidant à Moscou et notamment les artistes et commerçants français, craignant les représailles, suivent l’armée.
Koutousov n’a eu aucun mal, bien au contraire, à recruter des milliers de paysans russes qui, recevant le nom de partisans, vont seconder les Cosaques pour précéder et harceler l’armée en retraite. L’affrontement se produira le 24 octobre à 100 kilomètres de Moscou, à Maloïaroslavets (un nom complètement baroque, selon un certain Henri Beyle). Napoléon y emporte une victoire mais au prix de très lourdes pertes. Les cosaques se livrent à des charges brutales, appelées hourras, sur les détachements et, au cours de l’une de ces attaques, Napoléon est bien près d’être pris ou tué. Il comprend que les forces russes, maîtresses du terrain, constituent un écran qui va l’empêcher de progresser en direction de Kalouga. Il décide de remonter vers le nord pour rejoindre ses forces stationnées à Smolensk et leurs magasins.
Dès le 26 octobre, la neige se met de la partie tandis que les 90 000 hommes traversent une région qui a été dévastée lors du trajet aller et dépourvue de toute source de nourriture tant pour les hommes que pour les chevaux. On traverse le champ de bataille de Borodino encore jonché de cadavres en putréfaction, de voitures brisées ; on y retrouve même quelques survivants, les jambes cassées, vivant dans le ventre de chevaux et se nourrissant de leurs entrailles. Le froid devient intense et le calvaire de la Grande Armée commence. Hommes et chevaux, épuisés, privés de nourriture, tombent gelés. Dans les bivouacs le soir, la viande de cheval est mangée cuite ou crue et on signale même des cas d’anthropophagie. Le feu prend parfois dans les granges où certains ont trouvés où s’abriter et les hommes y meurent grillés vifs, n’ayant pas la force de s’en extraire. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les survivants feront les récits les plus horribles, régulièrement republiés mais qui ne semblent pas avoir dégouté les hommes de faire la guerre ! C’est le sauve qui peut général, la lutte pour la survie. Ceux qui tombent au bord du chemin sont dépouillés de leurs bottes, de leur capote avant même d’être morts.
Après un rude combat qui détruit la ville, Napoléon s’arrête deux jours à Viazma où il apprend que le corps de Gouvion Saint-Cyr (avec les cuirassiers de Doumerc) a été battu à Polotsk et se replie sur Smolensk que l’Empereur et sa Garde atteignent le 9 novembre, tandis que l’essentiel de l’armée, sous le commandement de Davout, se trouve encore à deux jours de marche, soumis aux attaques des Cosaques et partisans qui font subir d’horribles supplices à leurs prisonniers. Faute de chevaux pour les tirer, on fait sauter les caissons d’artillerie. Pour encore compliquer la situation, Napoléon apprend alors ce qui s’est passé à Paris le 23 octobre.
L’affaire Malet
Malet est un général républicain, opposé à la dictature impériale, qui a été arrêté pour complot en 1809, puis interné dans une maison de santé où il bénéficiait d’une certaine liberté. Le 23 octobre à 4 h. du matin, muni d’un faux sénatus-consulte déclarant que l’Empereur était mort sous les murs de Moscou, il tente un coup d’état pour s’emparer du pouvoir, procédant à l’arrestation du préfet de police Pasquier et du ministre de la police Savary, avec quelques complices. Mais il échoue à s’emparer du commandement militaire de la place de Paris et est arrêté. A midi tout est terminé. Le procès est mené d’une manière expéditive ; Malet et quelques complices réels ou supposés sont fusillés. Parmi ces derniers, le général Lahorie, parrain et peut-être plus . . . de Victor Hugo. Napoléon est effaré que, sa mort étant annoncée, personne n’ait pensé à proclamer son fils Napoléon II, ce qui montre bien la fragilité de son régime ; Dès lors, il ne pense plus qu’à son retour à Paris pour reprendre les affaires en main.
7 - De Smolensk à la Bérézina : 10 novembre – 27 novembre
Napoléon pense alors replier l’armée jusqu’à Minsk pour l’y hiverner et reprendre la campagne au printemps 1813, Ney remplaçant Davout à l’arrière grade. Toutes les voitures inutiles sont abandonnées ou détruites et les butins emportés depuis Moscou jonchent les bords de la route. Par un froid de -25°, le cauchemar de l’armée se poursuit, les survivants de Moscou ayant été rejoints par le corps du maréchal Oudinot, poursuivi par les 30 000 hommes de Wittgenstein, et par celui du maréchal Victor qui s’est avancé depuis Vilna. Du 16 au 19 novembre à Krasnoïé, Koutousov et ses 70 000 hommes infligent une sévère défaite à Ney qui rejoint par miracle avec un faible effectif Napoléon à Orcha. Napoléon donne l’ordre d’incendier les voitures qui encombrent encore l’armée, ainsi que la majeure partie des archives. Car il reste encore à franchir la Bérézina à Borissov pour arriver à Minsk, néanmoins occupée par l’avant-garde russe depuis le 16 novembre.
Mais c’est alors qu’un redoux soudain provoque le dégel de la rivière qui charrie maintenant de gros glaçons. Koutousov poursuit son plan : la Grande Armée est devancée à Borissov par les 35 000 hommes de l’amiral Tchitchagov qui détruit le pont sur la Bérézina. Napoléon va-t-il être pris au piège ? Le général Corbineau repère à Studienka, à 15 kilomètres au nord de Borissov, un gué où la profondeur n’est que de 1m 50. Napoléon décide d’y faire édifier deux ponts par les 400 pontonniers du général Eblé qui, malgré l’ordre qui lui avait été donné, avait conservé une partie de ses équipages de pont (forges, outils, clous, etc.). Les isbas du village de Studienka sont démontées, leurs poutres et planches servant à construire les chevalets des ponts. La construction des ponts commence le 25 novembre, les pontonniers travaillant nus avec de l’eau jusqu’au cou. Malgré la rupture de l’un des ponts, rapidement reconstruit, le franchissement commence le 26 à 13 heures : parmi les premiers, les cuirassiers de Doumerc. Napoléon et la Garde peuvent traverser le 27 au matin tandis que, devant Borissov, Ney maintient la pression sur Tchitchagov pour faire diversion.
Ce dernier tombe dans le piège et ne comprend que trop tard ce qui se passe à Studienka (ce qui lui sera longtemps reproché), si bien que Napoléon peut reconstituer une armée avec les troupes qui passent jusqu’au 28 au soir. Parmi les derniers à traverser avec l’arrière-garde, le général Ledru des Essarts. Mais sur la rive gauche demeure un rassemblement de plusieurs milliers d’isolés, de trainards, de blessés, de civils qui bivouaquent, épuisés. Les officiers les pressent de traverser car les ponts doivent être incendiés le 29 au matin pour éviter la poursuite par les Cosaques. Le général Ledru des Essarts est l’un des derniers à passer avec l’arrière-garde puis, toute la nuit, les ponts restent vides. Au petit matin, c’est la bousculade, un désordre invraisemblable sous le bombardement de l’artillerie russe. La destruction des ponts est reportée jusqu’à 9 heures mais 15 000 hommes, femmes, enfants restent pris au piège. 5 000 seront tués lors de l’assaut des Cosaques et 10 000 faits prisonniers.
Grâce à l’erreur de Tchitchagov, Napoléon peut reprendre la situation en main et amener les quelque 30 000 hommes qui lui restent jusqu’en Lituanie, en direction de Vilna. Dès lors, il n’a plus qu’une pensée : rentrer à Paris. Le 5 décembre à Smorgorni, accompagné du général de Caulaincourt et d’une très faible escorte, il part en berline, puis en traineau, laissant le commandement de l’armée à son beau-frère Murat, roi de Naples. Il compte sur l’anonymat et sur la rapidité de sa course pour échapper aux dangers de la route. Le 7 décembre, il passe à Kovno, le 9 à Varsovie, le 13 à Dresde, le 15 à Erfurt, franchit le Rhin le 16 et arrive le 18 à 23 heures à Paris, où depuis deux jours on a reçu le 29e Bulletin de la Grande Armée, contant sans complaisance le désastre de la retraite de Russie et se terminant pas la phrase traditionnelle : « La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure ».
Les rescapés arrivent devant Vilna où, sans comprendre ce qui se passait à l’est, la vie mondaine a continué autour du ministre des Relations extérieures et du corps diplomatique. C’est l’effarement à leur vue. Ils se précipitent pour piller les dépôts de vivres et certains mourront alors d’indigestion. Une épidémie de typhus de répand dans la ville et fera encore de nombreuses victimes, jetées dans des fosses communes dont certaines ont été retrouvées lors de travaux en 2001. Murat réalise qu’il serait impensable de tenir à Vilna et décide de poursuivre la retraite vers la Pologne, laissant dans les hôpitaux 15 000 malades et blessés dont 5 000 seront massacrés lors de l’entrée des Cosaques. Mais un froid de – 35 ° vient geler le sol. Les derniers chevaux, les voitures ne peuvent monter la colline de Ponary où se produit un invraisemblable encombrement, sous le harcèlement des Cosaques. Les voitures du Trésor de l’armée sont abandonnées et pillées.
Une fois le Niémen franchi, Murat ne songe plus qu’à la préservation de son trône de Naples et quitte l’armée en transmettant le commandement à Eugène de Beauharnais. Les survivants de la campagne rejoindront alors les troupes restées en Allemagne, puis la France.
LE BILAN
Il est très difficile d’établir un bilan des pertes. Sur les 560 000 qui, en plusieurs vagues, traversèrent le Niémen, on estime que 50 000 sont revenus avec Murat. Les pertes françaises (morts, décédés des suites de blessures et disparus) sont de l’ordre de 200 000. On compterait 130 000 déserteurs (allemands, polonais, . . .). Enfin, 150 000 à 200 000 hommes ont été faits prisonniers, transférés vers l’Oural et la Sibérie. Un gros tiers a succombé du froid, de la faim et de mauvais traitements, un tiers sera libéré après 1814 et reviendra en France dans un délai plus ou moins long (d’où de nombreuses histoires comme celle du colonel Chabert). Un quart est resté en Russie bénéficiant du statut de colons étrangers, soit pour cultiver la terre, soit comme artisans. Certains s’intégreront très bien et on peut retrouver leurs descendants dans la population russe. Ainsi, en 1837, la population de Moscou comptait 1500 vétérans de la Grande Armée.
300 000 Russes, militaires et civils, on trouvé la mort durant la guerre de 1812.
LES CONSEQUENCES
Napoléon ne put admettre que cette défaite sonnait le glas de sa politique d’hégémonie européenne, ni envisager une négociation avec ses ennemis, alors que la Prusse, puis ensuite l’Autriche, allaient rejoindre la coalition anglo-russe. Il reconstitua une armée qu’il relança au combat en Saxe dès avril 1813. Ecrasé à Leipzig en octobre 1813, il poursuit le combat sur le sol français de janvier à mars 1814, avant d’abdiquer et de prendre le chemin de l’île d’Elbe. L’Empire n’aura survécu que seize mois à la défaite de Russie.
Marqué par la destruction de Moscou, le tsar Alexandre sombra dans le mysticisme et s’estima investi d’une mission divine. Son objectif fut dès lors de débarrasser l’humanité d’un tyran et non de faire la guerre au peuple français. L’échec de toutes les tentatives de négociation, dont les responsabilités sont partagées, conduira les Cosaques à bivouaquer sur les Champs-Elysées et, au Congrès de Vienne, à la construction d’une nouvelle Europe qui assurera un demi-siècle de paix et se perpétuera même pour l’essentiel jusqu’en 1914.
La campagne de Russie a provoqué en France un profond choc émotionnel. Les récits souvent horribles des rescapés ont inspiré et nourri la littérature du XIXe siècle et la mémoire populaire. Mais le choc fut encore plus grand en Russie où « la guerre patriotique », comme on dit là-bas, constitua le socle du développement du sentiment national. Elle a donné inspiré ce qui est sans doute le plus grand roman de l a littérature mondiale, le Guerre et Paix de Tolstoï. L’invasion française donna aussi paradoxalement naissance à un désir de libéralisation et de modernisation du régime, inspiré des Lumières, qui conduisit à la révolution décembriste de 1825, sauvagement réprimée. Mais Koutousov, Borodino sont restés jusqu’en 1918 les symboles de l’unité nationale et de la résistance à l’invasion. Après une éclipse, ce sentiment est réactivé en 1941 lors de l’entrée en guerre de l’Union soviétique contre l’invasion nazie et les comparaisons 1812 – 1942 seront largement mises en avant, Staline déclarant : « L’armée hitlérienne fasciste peut être brisée et sera brisée, tout comme ont été brisées les armées de Napoléon en 1812 et de Guillaume en 1918 ».
Le 200e anniversaire a été célébré avec faste à l’initiative du régime de Vladimir Poutine, réveillant et animant l’esprit et l’orgueil de la sainte et éternelle Russie.
Nota : le général Doumerc, commandant la 5ème division de cuirassiers, fut parmi les premiers à franchir la Berezina. Sous la Restauration, il acheta une maison de campagne à Montgeron, Essonne, et mourut à Paris en 1847. Le général Ledru des Essarts, à l'arrière-garde, fut l'un des derniers à franchir la Berizina. Il se retira dans une belle maison au hameau de Champrosay, à Draveil, Essonne, et fut conseiller municipal de la commune. Décédé en 1844, il est inhumé au cimetière du Centre, à Draveil.
© Jacques Macé