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Les Mascareignes  (Réunion, Ile Maurice, Rodrigues) sous le Premier Empire

(partie 1/2)

 

En l’année 1810, la paix règne enfin sur l’Europe centrale. L’Empereur des Français épouse une jeune archiduchesse d’Autriche et la France espère la naissance d’un héritier du trône, mêlant le sang des Bonaparte à celui des Habsbourg. Néanmoins, une guerre d’un nouveau type ravage la péninsule ibérique et, depuis Trafalgar, la Royal Navy domine les mers. En 1809, la Grande-Bretagne s’est emparée de la Martinique, des colonies françaises de Cayenne et Saint-Louis du Sénégal. La Guadeloupe succombe à son tour le 6 février 1810. Dans l’Océan indien, l’archipel des Mascareignes, gouverné par le général Decaen, capitaine-général, puis la colonie hollandaise de Java, française par ricochet, vont subir le même sort.  L’île Bonaparte - ex-Bourbon, ex-Réunion – tombe le 9 juillet 1810, et l’Isle de France (Maurice) le 3 décembre, malgré la brillante victoire navale emportée par les capitaines de vaisseau Duperré et Bouvet fin août à Vieux Grand Port (île Maurice), seule victoire de la Marine française durant l’Empire dont le nom ait été gravé sur l’Arc de Triomphe de l’Etoile.

Ces événements n’ont pas été alors perçus comme annonciateurs de plus grands désastres[1] et sont le plus souvent traités en quelques lignes dans les manuels d’histoire napoléonienne. Reprenons donc leur déroulement.

 

La France dans l’Océan Indien

Les Portugais et les Hollandais sont les premiers à établir des escales et à fonder des comptoirs commerciaux sur la route maritime reliant la Chine à l’Europe via le Cap de Bonne Espérance (et accessoirement l’île de Sainte-Hélène). Les Anglais et les Français, avec leurs compagnies des Indes respectives, ne tardent pas à les rejoindre dans une rude compétition pour s’établir sur les côtes de l’Inde. Plus au sud, les Français prennent possession en 1654 de l’île Bourbon, d’où en 1715 ils s’emparent de l’île plus accueillante située 200 km à l’Est, déjà baptisée Mauritius par les Hollandais et qu’ils renomment Isle de France. Bourbon, l’Isle de France et la petite île inhabitée de Rodrigues, encore plus à l’Est, constituent l’archipel des Mascareignes[2] dont l’histoire est étroitement liée à celle de notre pays.

Le véritable décollage démographique, agricole, économique de ces îles se produit de 1735 à 1746 sous l’impulsion du gouverneur général Bernard François Mahé de la Bourdonnais, intrépide malouin toujours honoré de nos jours dans l’Océan Indien[3]. Il y crée de solides structures administratives et transforme le port Nord-Ouest de l’Isle de France - baptisé Port-Louis en hommage à Louis XV - en une ville moderne aux rues tracées en damier. Il lance des cultures vivrières, implante celle du manioc, développe les plantations de canne à sucre et de coton. Paysans et artisans, bretons notamment, viennent s’y installer. A Bourbon, où se développe la culture du café, Mahé de La Bourdonnais aménage le port de Saint-Denis. Son inlassable activité le fait entrer en conflit en 1746 avec le gouverneur général des comptoirs français en Inde, Dupleix, lors de la prise de Madras. Les deux hommes ont reçu de France des instructions contradictoires, si bien que l’ambitieux et fourbe Dupleix obtient le rappel du franc et rude Malouin. Mahé laisse les îles entre les mains d’une longue série de gouverneurs tandis que, de 1749 à 1753, Dupleix conquiert un vaste empire sur la côte orientale de la péninsule indienne, s’enfonçant profondément dans le Deccan.

Commence alors une lutte de plus de cinquante ans entre l’Angleterre et la France, qui, après de multiples rebondissements, se terminera par nos défaites de 1810. Les Anglais réagissent en s’alliant à des princes locaux et font le siège des comptoirs français à l’occasion de la Guerre de Sept Ans, qui empêche Louis XV d’envoyer des renforts. Au traité de Paris de 1763, la France perd non seulement le Canada et la Louisiane, mais aussi ses possessions en Inde, sauf les cinq comptoirs dont les noms en forme de comptine feront rêver des générations d’écoliers – Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Karikal et Mahé[4] – et quelques loges commerciales. Elle conserve néanmoins les Mascareignes, les Seychelles et ses établissements sur la côte Est de Madagascar, tandis que la Hollande maintient sa présence au Cap de Bonne Espérance.

La colonisation de Bourbon et de l’Isle de France, la traite d’esclaves à Madagascar ou sur côte orientale d’Afrique se développent pour atteindre à la fin du XVIIIe siècle une population de 12 000 Blancs, 2 700 Noirs libres et 50 000 esclaves sur la première, de 6 800 Blancs, 7 000 Noirs libres et 60 000 esclaves sur la seconde. Il ne faut pas imaginer cependant que les deux îles connaissent un développement analogue. Bourbon est une île volcanique où le Piton de la Fournaise est toujours en activité, dont les côtes abruptes plongent brutalement dans l’Océan, sans baie permettant d’établir un port bien protégé. L’Isle de France, plus ancienne, est un volcan effondré, entouré d’un récif corallien, possédant de nombreuses baies, dont notamment celle de Port-Louis, au nord-ouest, et celle de Grand Port au sud-est. Bourbon va donc se consacrer surtout à l’agriculture, devenir le grenier des îles, tandis que sa sœur va se tourner vers le commerce et bien sûr l’accueil des escadres militaires ou navires corsaires qui vont croiser dans cette zone.

 

Les Mascareignes en Révolution

La Révolution française s’accompagne de l’émigration d’une grande partie des officiers de marine et d’une complète désorganisation de nos moyens d’intervention maritime. Les Anglais en profitent pour s’emparer de la colonie du Cap de Bonne Espérance, des comptoirs français et hollandais en Inde, malgré notre alliance avec Tippou Sahib, le sultan de Mysore. Ils font planer une menace sur les Mascareignes qui, comme la France métropolitaine, traversent alors une période agitée. Les Blancs s’enflamment aux idées et aux événements de 1789 et prennent le goût des élections, des assemblées et des adresses au pouvoir. Bonnets rouges, cocardes tricolores, arbres de la liberté, les fêtes patriotiques se succèdent sur fond de dénonciations et d’arrestations, sans verser le sang cependant grâce au comportement conciliant du gouverneur général Malartic. Les gens de couleur ne constituent pas un enjeu politique car il n’y a pas de révoltes comme aux Antilles. Les assemblées coloniales, composées de notables, gouvernent et Bourbon en profite pour s’émanciper de la tutelle de l’Isle de France.

Les choses se gâtent néanmoins quand les colons apprennent que, par le décret du 4 février 1794, la Convention a décidé l’abolition de l’esclavage. Mais Malartic n’entreprend rien pour faire appliquer la décision, si bien que le Directoire envoie, pour imposer l’abolition, deux commissaires - Baco et Burnel, accompagnés d’un détachement militaire - qui arrivent à Port-Louis le 18 juin 1796. L’assemblée coloniale décide de les rembarquer bien vite pour les Philippines. Les assemblées se placent maintenant hors le champ de la souveraineté nationale, tout en affirmant leur appartenance à la république, mais dans le respect de leur autonomie et de leur spécificité. A Bourbon, que la Convention a rebaptisée Réunion, les colons font largement preuve de sentiments royalistes larvés, et parfois affichés ; certains même ne seraient pas défavorables à leur rattachement à la Grande-Bretagne, dont la flotte rode autour des îles.

Sur ce, accède au pouvoir le général Bonaparte, mal perçu localement car il demande au gouverneur général de rétablir l’ordre national en souhaitant « que le passage des esclaves à la liberté s’opère sans choc et sans commotion ». Rien ne se passe car le gouverneur Magallon de la Morlière, qui a succédé à Malartic au décès de celui-ci, ne fait pas de zèle[5]. Bientôt, le Premier Consul, traumatisé par les événements de Saint-Domingue et convaincu par les arguments économiques du parti colonial, décide du rétablissement de l’esclavage là où il a été aboli. Tout revient pour le mieux dans le meilleur des mondes.

La Paix d’Amiens, le 27 mars 1802, établit une trêve précaire dans la lutte franco-anglaise. Par ce traité, la Hollande, alliée à la France, récupère la colonie du Cap et la France ses fameux comptoirs. Le Premier Consul décide donc d’envoyer une mission pour en reprendre possession et désigne à cet effet le général de division Charles Mathieu Isidore Decaen, né en 1769 comme lui, mais originaire du Calvados comme son nom l’indique. Volontaire de 1792, cultivé, Decaen est un militaire de valeur s’étant notamment illustré à Hohenlinden, mais aussi un administrateur compétent s’étant fait remarquer comme gouverneur de la Bavière. Le choix semble donc excellent.

 

La perfidie d’Albion

Le capitaine général doit s’établir à Pondichéry, notre principal comptoir, à la partie inférieure de la côte Est de l’Inde, non loin de Karikal, alors que Yanaon est situé plus au Nord et Chandernagor, tout au Nord près de Calcutta. Mahé est sur la côte occidentale, à 650 km de Pondichéry. Decaen prépare son départ avec les services du ministre de la Marine Decrès. Il emmènera un bataillon de ligne, un bataillon d’infanterie légère, un détachement de chasseurs à cheval et un de hussards, 12 pièces d’artillerie et une compagnie d’artillerie légère. Ces quelque 1500 personnes et leurs équipements embarqueront à Brest sur le vaisseau Marengo, les frégates La Sémillante, L’Atalante, La Belle Poule[6] et deux transports de troupe, le tout sous les ordres du contre amiral Linois. Les préparatifs prennent beaucoup de temps et l’escadre ne peut appareiller que le 5 mars 1803.

Tandis que Decaen fait escale au Cap dont les Hollandais ont repris possession, l’adjudant commandant Binot, à bord de la Belle Poule avec un détachement précurseur, emmène le préfet colonial Léger à Pondichéry pour se faire remettre le comptoir et préparer l’arrivée solennelle du capitaine général. A leur arrivée le 16 juin, les choses ne se présentent pas comme prévu. Les Anglais ne peuvent encore savoir que, le 17 mai, l’Angleterre a décrété un embargo sur tous les navires français et bataves et rompu la paix d’Amiens, mais, s’en doutant, ils lanternent Binot et Léger. A son arrivée le 22 juillet à bord du Marengo, Decaen ne peut que constater la situation et craindre le blocus de Pondichéry par une flotte anglaise venant de Madras. Conformément aux instructions reçues de Decrès, il se résout à appareiller par surprise pour se rendre à Port-Louis, laissant à terre le détachement de Binot. Ce dernier, encerclé par les troupes du gouverneur Wellesley[7], capitulera et sera rapatrié sur Morlaix en août 1804. Sans guère recevoir de renfort, Decaen va pendant sept ans maintenir et diriger depuis l’Isle de France la présence française dans l’Océan Indien.

 

Decaen à l’Isle de France

Assisté du préfet colonial Léger et du commissaire de justice Crespin, deux hommes compétents qui ont toute sa confiance, Decaen va entièrement reprendre en main l’administration de l’île, encore sous la coupe des assemblées coloniales. Admirateur de la politique du Premier Consul, il met en place un système législatif et exécutif directement inspiré du système consulaire et adapté à la situation locale, qui recevra d’ailleurs le nom de Code Decaen (Code civil, Code de procédure civile, Code de commerce). Retour à l’ordre, éducation, remplacement des municipalités par des quartiers bien contrôlés, subordination du pouvoir civil à l’autorité militaire sont les principes qui président à ces réformes. Le premier mouvement de surprise passé, elles seront bien acceptées par les colons.

Sans remettre en cause le principe de l’esclavage et l’application du Code Noir, Decaen tente d’y introduire un peu plus d’humanité et de justice ( si ces mots peuvent avoir un sens dans un tel domaine) : dimanche chômé, jardins potagers individuels, petites activités artisanales, tribunaux spéciaux présidés par des officiers pour juger les Noirs au lieu de laisser la répression aux mains des maîtres, etc. Il accentue aussi la répression du marronnage (esclaves en fuite ou révoltés), tout en supprimant les peines de mutilation. Les problèmes militaires absorberont bientôt si complètement le capitaine général que, pendant tout son gouvernement, il ne se rendra pas une seule fois à la Réunion. Il tentera cependant, en y nommant un commandant militaire, d’y faire appliquer les mêmes dispositions qu’à l’Isle de France, bien qu’en 1806 et 1807 l’île soit dévastée par de terribles cyclones.

 

La guerre des mers

C’est sur les mers que va se jouer le sort des îles. La flotte amenée par Decaen, sous les ordres du contre amiral Linois, entreprend de s’attaquer aux convois escortés par la Royal Navy qui ramènent vers la Grande-Bretagne les produits de la colonisation, c’est-à-dire en fait du pillage de la Chine et des Indes. La Compagnie britannique des Indes possède ses propres vaisseaux armés, les Indiamen, attaqués préférentiellement par les corsaires en raison de leurs cargaisons. Decaen délivre des lettres de course aux capitaines corsaires qui ramènent et vendent leurs prises à Port-Louis ; la ville connaît alors une période de grande prospérité.

Bien évidemment les Anglais vont vivement réagir, d’autant que la mésentente règne entre le général Decaen et le contre-amiral Linois, le second n’étant pas subordonné au premier en matière navale. Or, en février 1804, Linois se laisse impressionner par des Indiamen dont les canons sont factices et il laisse passer un important convoi. Decaen ne manque pas l’occasion de le dénoncer au tout nouvel Empereur. Linois commet une seconde erreur en envoyant à Paris pour le défendre le commandant du Marengo, le capitaine de vaisseau Delarue - qui avait ramené le général Bonaparte d’Egypte à bord de la Muiron -,  lequel abandonne ainsi son poste. Napoléon se déclare horrifié du comportement de Linois et scandalisé par celui de Delarue, auquel il ordonne de se rembarquer immédiatement [8]. Le conflit entre Decaen et Linois se poursuit. Ce dernier, avec le Marengo et la Belle Poule, pourchasse jusque dans l’Atlantique un convoi britannique et se trouve empêché de regagner l’Isle de France car les Anglais s’emparent le 4 janvier 1806 de la colonie hollandaise du Cap de Bonne Espérance. Linois décide de rejoindre la France mais est battu, blessé et fait prisonnier au large des Canaries.

Le caractère autoritaire et irascible de Decaen se manifestera également dans ses relations avec Surcouf. Celui-ci s’était déjà illustré dans l’Océan indien de 1795 à 1801, notamment en s’emparant spectaculairement du vaisseau Kent. A la demande de Napoléon, il arme un nouveau brick qu’il appelle Le Revenant et, effectivement, il reviendra à Port-Louis en 1807. Pendant deux ans, il mènera la vie dure aux convois de la Compagnie des Indes mais se brouillera avec Decaen qui ne supporte pas le caractère indépendant du corsaire. Le capitaine général tente de contrôler les opérations du Malouin et fait saisir Le Revenant. Surcouf achète un nouveau bateau et rentre en France en 1809.

Decaen a vite compris qu’il ne pourra pas résister indéfiniment à la pression anglaise avec le peu de moyens dont il dispose. Il multiplie les envois d’émissaires à Paris pour demander l’envoi de renforts, en navires et en effectifs : son beau-frère le capitaine Barois, ses aides de camp Cavaignac et Lefebvre, son frère René Decaen. Le marin Decrès, qui n’éprouve pas une sympathie particulière pour le divisionnaire Decaen, fait la sourde oreille. Napoléon écoute mais a d’autres chats à fouetter au moment du camp de Boulogne. Decaen ne recevra des renforts qu’au compte-gouttes, malgré les grandioses projets qui traverseront épisodiquement l’esprit de l’Empereur.

 

 

Lire la fin : partie 2/2

 

 


 

[1] Car  ‘‘en présence des décrets de Jupiter, s’évanouissent les desseins des mortels’’ (Eschyle, Prométhée enchaîné). Thème repris par le professeur Jean Tulard le 8 juin 2010, lors du ‘‘Colloque 1810’’, organisé par  la Fondation Napoléon et le Souvenir napoléonien aux Archives des Affaires étrangères, sous la forme : « Jupiter aveugle ceux qu’il veut perdre ».

[2] Du nom de Dom Pedro Mascarenhas, navigateur portugais qui y fît escale en 1528.

[3]  Proportionnellement à la population, ses statues y sont plus nombreuses que celles de Napoléon en France.

[4] Avant d’être commémorés par Guy Béart : « Pas question / Dans ces conditions / D’abandonner les Comptoirs de l’Inde ». Une certaine forme de pudeur nous incite à ne pas citer les couplets, mais le lecteur intéressé les trouvera aisément sur internet.

[5] Le général Magallon a épousé une Créole. Aux Mascareignes, le mot créole désigne un colon blanc, et non un métis comme aux Antilles.

[6]  Il s’agit de la deuxième Belle Poule, construite en 1802. Elle sera remplacée en 1839 par la troisième, celle qui y ira chercher le cercueil de Napoléon à Sainte-Hélène. Aujourd’hui, il y a encore dans la Royale une goélette portant ce nom

[7] Lequel a près de lui son jeune frère Arthur qui rentrera en Angleterre en1805, en faisant escale à Sainte-Hélène, et se rendra plus célèbre sous le nom de Wellington.

[8] Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, tome 4, Fayard/Fondation Napoléon, 2007. Lettres 9213 et 9215 des 14 et 15 septembre 1804 à Decrès : « Linois a rendu le pavillon français la risée de l’univers » - « Témoignez-lui [à Delarue] mon mécontentement et l’espèce de mépris que sa conduite m’inspire ».

 

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